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La numérisation et l’avenir de l’industrialisation en Afrique

8 min

by

Karishma Banga

À mesure que le secteur manufacturier mondial se numérise, les nouvelles opportunités risquent d’être insuffisantes pour les pays d’Afrique subsaharienne. L’économie mondiale enregistre déjà la délocalisation de procédés de production historiquement à forte intensité de main-d’œuvre vers des usines « intelligentes » dans les pays développés. Cet article soutient que pour demeurer compétitifs dans un paysage de plus en plus numérique, les pays africains doivent adopter une double démarche : stimuler les exportations à forte intensité de main-d’œuvre traditionnelles, et investir dans la connectivité Internet et les technologies numériques.

Au cours de ces dernières années, l’optimisme général au sujet des progrès technologiques et la montée rapide de la numérisation ont donné lieu à un accroissement des préoccupations concernant la désindustrialisation dans les pays en développement. Les pays africains sont confrontés à un double problème en ce qui concerne l’économie numérique : non seulement l’étendue de la numérisation est-elle faible, mais l’impact de la numérisation sur la productivité de la main-d’œuvre dans le secteur manufacturier est également bas.

Pour demeurer compétitifs dans un paysage de plus en plus numérique, les pays africains doivent adopter une double démarche : cela nécessite l’augmentation des exportations dans la fabrication à plus forte valeur ajoutée, notamment à travers l’investissement dans les technologies numériques et le développement ciblé des compétences appropriées.

Pendant la révolution des technologies de l’information et de la communication survenue à la fin du 20e siècle, plusieurs pays en développement, excepté un petit groupe de pays asiatiques,  ont connu des éléments de « désindustrialisation prématurée ». Cette phase renvoie à la chute des parts du secteur manufacturier dans la production et l’emploi dans ces pays bien avant qu’ils ne réalisent des niveaux de revenus comparables aux pays développés.

Plusieurs facteurs ont contribué à cette tendance, notamment la mondialisation (qui a conduit à un accroissement des importations vers ces pays), les changements structurels, les changements dans la demande mondiale, les changements technologiques et, plus récemment, les avancées numériques considérables.

La figure 1 montre qu’en Afrique subsaharienne, la part de la valeur ajoutée du secteur manufacturier dans les PIB a baissé rapidement entre 2000 et 2010, avant d’amorcer une légère reprise entre 2010 et 2014, pour se retrouver sur une tendance à la baisse depuis lors.

Figure 1 : Valeur ajoutée manufacturière en Afrique subsaharienne, en pourcentage du PIB

Source : Indicateurs du développement dans le monde.

Performance de l’Afrique dans l’économie numérique

L’économie numérique est de plus en plus comprise comme un réseau mondial d’activités économiques et sociales, soutenu par les technologies numériques. Bien que plus de 22 % du PIB mondial repose sur l’économie numérique, l’Afrique est à la traîne. Alors que la part de l’Afrique dans le PIB mondial en 2015 était d’environ 3 %, sa part dans le nombre total de robots vendus était plus de 15 fois inférieure (voir la figure 2). En outre, concernant l’impression en 3D, le Kenya et le Nigeria sont à la traîne derrière la Chine, l’Inde, et les États-Unis (voir la figure 3).

Plusieurs facteurs ont contribué à cette « fracture numérique », notamment les coûts élevés de capitaux et de l’accès à l’Internet dans les pays africains, des coûts de financement plus élevés, la faible disponibilité des compétences numériquement pertinentes, des procédures douanières et logistiques inefficaces et des infrastructures insuffisantes.

Problèmes d’industrialisation liés à la fracture numérique

Délocalisation

Le coût nominal du capital chute rapidement dans les pays développés – à environ 5-6 % pour la robotique ou l’impression en 3D. Pour leur part, les salaires minimaux sont à la hausse dans les pays en développement.

Cela laisse à penser que dans l’avenir, le capital dans les pays développés, comme les États-Unis, sera moins cher que la main-d’œuvre dans les pays développés et dans ceux en développement. Ceci devrait accroître la « délocalisation » de la production des pays en développement vers des usines intelligentes dans les régions développées du monde.

Certaines productions traditionnellement à forte intensité de main-d’œuvre ont déjà été relocalisées, y compris les rasoirs Philips aux Pays-Bas et les chaussures Adidas en Allemagne. Comme le prône l’Initiative de délocalisation, 250 000 emplois ont été délocalisés aux États-Unis depuis 2010, et pour toute entreprise américaine qui délocalise sa production, 126 emplois africains en moyenne sont menacés.

Limiter la délocalisation future

À mesure que le secteur manufacturier se numérise, il est également possible que les nouvelles lignes de production dans l’économie numérique restent limitées aux pays développés, où il est à la fois économiquement et technologiquement possible de réaliser une production à forte intensité de capital.

La production de biens intelligents activés numériquement, notamment les véhicules sans conducteurs, nécessitera des avancées dans les équipements de production qui requièrent des infrastructures de pointe, de la recherche et du développement (R&D) et une main-d’œuvre qualifiée à chaque étape de la chaîne plutôt qu’aux extrémités des activités à forte valeur ajoutée.

Si les nouveaux produits s’appuient de plus en plus sur un « fil numérique » qui relie les tâches pré- et post-manufacturières avec les activités manufacturières et de montage, alors il est peu probable que la fabrication des biens dans l’économie numérique soit délocalisée dans les pays en développement, en particulier dans les pays africains ayant une numérisation limitée.

Bien qu’il soit difficile d’estimer le nombre d’emplois qui auraient pu être perdus, des recherches sur les entreprises manufacturières chinoises laissent entrevoir une incidence potentielle. Parmi les petites entreprises manufacturières chinoises interrogées, environ un tiers ont choisi la « modernisation technologique » comme leur réponse préférée à l’augmentation des dépenses salariales, plutôt que l’investissement à l’étranger dans des régions où la main-d’œuvre est bon marché. En outre, si elles investissaient à l’étranger, l’Asie du Sud, plutôt que l’Afrique, aurait été leur destination de choix.

Ralentissement de la convergence

La productivité de la main-d’œuvre dans le secteur manufacturier a généralement présenté une  « convergence inconditionnelle ». Ceci signifie que les pays en développement qui sont plus loin de la frontière progressent plus rapidement et rattrapent le monde développé, quelles que soient leurs politiques et institutions nationales. Cela s’explique en particulier par la nature « commercialisable » des biens manufacturiers, qui permet aux pays de se connecter aux réseaux de production mondiaux, facilitant ainsi le transfert et l’adoption des technologies.

Cependant, les changements structurels survenus dans l’économie mondiale, notamment la numérisation et la délocalisation, pourraient entraîner un ralentissement du commerce et de la diffusion des technologies, contribuant ainsi à la décélération de la croissance du commerce au niveau mondial depuis 2011. Ceci réduira les possibilités de rattrapage des pays en développement, affectant ainsi leur croissance et leur développement.

Des données probantes récentes montrent qu’un ralentissement dans la convergence avait déjà été noté dans les pays d’Afrique subsaharienne au cours de la période 2002-2013 par rapport à 1991-2002. De plus, bien que le doublement du taux de pénétration de l’Internet entre 1991 et 2013 a augmenté la productivité de la main-d’œuvre de 11 % dans les pays à revenu intermédiaire, l’impact sur la productivité de la main-d’œuvre dans les pays à faible revenu était inférieur de huit points de pourcentage.

Les différences dans l’accès et l’impact des technologies numériques contribuent au ralentissement de la convergence, ainsi qu’au manque d’investissement.

Se préparer à l’ère du numérique

Pour se préparer à l’ère du numérique, les pays africains doivent adopter une approche à deux volets.

Premièrement, il est important de continuer à stimuler les exportations traditionnelles, qui par nature exigent une main-d’œuvre abondante. Il est donc essentiel de s’engager dans des secteurs moins affectés par les changements technologiques, notamment le papier et les produits dérivés, le bois et les produits du bois, les métaux de base et les minerais non métalliques.

Lorsque les pays africains auront développé les capacités industrielles appropriées dans ces secteurs, ils pourront se lancer dans des activités et des services à plus forte valeur ajoutée. Cependant, cela exigerait d’abord de s’attaquer aux contraintes de base liées au secteur manufacturier, notamment en améliorant les infrastructures de transport et en assurant un accès fiable à l’énergie.

Deuxièmement, il est important pour l’Afrique d’investir dans la connectivité à l’Internet et dans les technologies numériques. À cet égard, de bons exemples peuvent être cités concernant des entreprises africaines – notamment Funkidz au Kenya et l’usine A-Z en Tanzanie – qui investissent dans la technologie et ressentent les effets de la productivité – c’est à dire, une augmentation de la production et des exportations, et la création de plus d’emplois qualifiés.

Cela impliquerait la mise en place d’un écosystème approprié pour stimuler la fabrication numérique, le développement ciblé des compétences, avec un accent particulier sur les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques (STEM) et la formation technique et professionnelle (TVET) ; des partenariats public-privé dans le développement numérique et les programmes éducatifs ; ainsi que des plateformes technologiques et d’innovation (notamment l’iHub au Kenya ou Kumasi Hive au Ghana) qui sont bien intégrées dans l’économie nationale.

 

Karishma Banga
Senior Research Officer, Overseas Development Institute