En 2006 a été lancé un programme sur cinq ans, financé par des donateurs, visant à réduire les risques et la vulnérabilité face au VIH des populations mobiles du bassin du lac Victoria en Afrique de l’Est. Cet article, rédigé par un gestionnaire impliqué dans le programme entre 2008 et 2011, décrit ce qui s’est passé et évoque certains problèmes généraux concernant le lien entre la recherche, les données probantes et les politiques.
Le partenariat CAE-AMREF pour le lac Victoria a été financé par l’Agence suédoise de coopération internationale au développement (Sida) sur cinq ans, de 2007 à 2012, avec une phase initiale en 2006 pour permettre la conception du programme. Ce dernier visait à réduire les risques et la vulnérabilité qu’induit la mobilité des populations du bassin du lac Victoria en Afrique de l’Est face au VIH.
Il s’agissait d’un partenariat entre l’AMREF (une ONG africaine) et la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE), bloc économique régional comprenant alors le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda, auxquels se sont ensuite ajoutés le Burundi et le Rwanda.
À l’origine, il n’était aucunement question de recherche. L’idée était de procéder à des examens pour documenter la conception du programme. Mais nous nous sommes retrouvés confrontés à un défi majeur : les données disponibles étaient basées sur la population générale. Il n’y avait pas de données sur la prévalence du VIH parmi des catégories spécifiques – telles que les populations mobiles. Les données sur les comportements spécifiques à l’origine du risque de VIH au sein de ces populations faisaient également défaut.
Des consultations avec la CAE, l’AMREF et le donateur ont eu pour inévitable conclusion que pour avoir une intervention régionale significative, nous devions mener une enquête régionale sur la prévalence du VIH, et cartographier les indicateurs comportementaux du risque de VIH au sein de catégories spécifiques de population mobile sélectionnées dans la région.
À noter que ce type d’enquête n’avait jamais été réalisé auparavant au niveau régional. Nous savions ce que nous voulions, mais nous ne savions pas comment nous y prendre. J’ai donc été chargé, en tant que gestionnaire, d’étudier les moyens que nous avions afin de mener l’étude à bien.
Le processus
J’ai été confronté à une question majeure : comment faire en sorte que notre étude régionale bénéficie de l’appui des principaux intervenants, afin que, au-delà des mots, ils en viennent à utiliser réellement les résultats de notre étude ? J’ai consulté des initiés bien informés au sein du système de la CAE qui m’ont fourni des informations utiles non seulement au sujet de l’élaboration des politiques au sein du secrétariat de la CAE, mais également sur la meilleure façon de lier les efforts régionaux aux processus politiques au niveau national.
Ces informations ont conduit à l’élaboration d’une liste de départements clés à travers le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda, et de personnes dans ces départements dont la participation serait essentielle. Sur la base de cette liste, j’ai demandé et obtenu le soutien d’un cadre supérieur de la CAE qui m’a accompagné dans ces départements.
Nous avons tenu des consultations avec les hauts fonctionnaires et le personnel technique des trois pays. À la fin de ces consultations, nous avons rédigé un rapport, qui a été examiné par les directions de l’AMREF et de la CAE, et notre suggestion de constituer des équipes techniques dans chaque pays a été approuvée. Nous avons nommé ces groupes les « équipes techniques nationales », à l’image des groupes de travail techniques de la CAE et des groupes de travail sectoriels au niveau national.
Les équipes techniques nationales provenaient des principaux organismes de coordination de la lutte contre le VIH/sida dans chaque pays, des bureaux nationaux de statistiques et des laboratoires nationaux de recherche sur le VIH. Elles ont été utiles pour définir les groupes de sous-populations à étudier, sur la base des données nationales disponibles et de leurs connaissances en tant que praticiens. Les sous-groupes sélectionnés étaient les suivants : des étudiants d’universités, des travailleurs de plantations agricoles et des communautés de pêcheurs.
Deux autres processus étaient nécessaires. Le premier consistait à obtenir l’adhésion des universités et des plantations agricoles. Les universités d’Afrique de l’Est comprennent des institutions publiques, privées et confessionnelles. Au début, presque toutes les universités se sont montrées réticentes, mais plus particulièrement les universités privées et confessionnelles : il était clair qu’elles n’étaient pas intéressées par l’étude.
Nous avons organisé une réunion régionale pour les vice-chanceliers et administrateurs de 25 universités d’Afrique de l’Est. Cette réunion a répondu à la plupart des préoccupations des universités, et nous avons obtenu leur appui pour mener l’étude.
De même, les plantations agricoles que nous avions approchées étaient toutes des entreprises privées et ont expressément refusé de participer à l’étude. Nous avons visité chacune des plantations et avons mené des discussions approfondies avec leurs gestionnaires et cliniciens.
Le deuxième processus clé était d’avoir un plan d’étude qui répondrait aux rigueurs de l’examen scientifique tout en étant « politiquement » acceptable.
Les équipes techniques nationales ont adopté une approche permettant « d’aveugler » les études, en ne rendant pas publics les noms des institutions impliquées, les remplaçant par des identifiants uniques. Cet anonymat a convaincu à la fois les universités et les plantations agricoles.
Nous avons également décidé de créer des comités techniques de niveau inférieur au niveau des universités et des plantations.
Enfin, nous avons retenu des consultants d’étude issus des meilleures universités d’Afrique de l’Est, qui ont travaillé avec des statisticiens des bureaux nationaux de statistiques de chacun des trois pays afin de trouver un plan d’échantillonnage acceptable pour l’étude.
Les résultats – et comment ils ont été utilisés
Les résultats étaient frappants. La prévalence du VIH était beaucoup plus faible chez les étudiants universitaires qu’au sein de la population moyenne. Dans les trois pays, la prévalence nationale du VIH était d’environ 6 % en moyenne. En revanche, la prévalence du VIH dans les 18 universités était d’environ 0,5 % en moyenne, le pourcentage le plus élevé étant de 2,21 % dans une seule université.
Comme prévu, la prévalence du VIH dans les plantations et les pêcheries s’est avérée supérieure aux normales de la population : environ 8 % en moyenne pour les plantations et 20 % pour les pêcheries.
Sur la base de ces résultats, plusieurs liens entre la recherche et les politiques ont été établis. Dans chacune des catégories d’étude, les comportements sexuels avaient tendance à être similaires. Les chiffres ont montré que les étudiants, les communautés de pêcheurs et les travailleurs des plantations avaient des partenariats sexuels multiples et simultanés.
La différence principale étant que les étudiants avaient une utilisation plus systématique des préservatifs, par rapport aux individus des deux autres groupes. De même, les étudiants étaient mieux renseignés sur l’infection par VIH et son mode de propagation.
Le manque d’informations sur le VIH et la faible utilisation du préservatif dans les plantations et au sein des populations halieutiques, associés à de multiples partenariats sexuels simultanés, expliquaient la différence de prévalence du VIH entre ces groupes.
La plupart des universités en Afrique de l’Est ont réagi en incluant une formation sur le VIH/sida comme matière obligatoire et donnant lieu à un examen dans tous les travaux de premier cycle. En disposant d’informations correctes sur le VIH, les étudiants ajusteraient leur comportement, réduisant ainsi les risques d’infection et de propagation du VIH. De plus, la plupart des universités publiques et privées ont adopté ou intensifié leurs politiques de distribution de préservatifs.
De même, les plantations agricoles ont mis à profit leur meilleure compréhension des facteurs de risque de l’infection en instaurant des politiques visant à traiter les vulnérabilités identifiées dans l’étude. Mais pour des raisons de coûts, les plantations sont intervenues essentiellement au niveau du lieu de travail et très peu au niveau des communautés environnantes, dont semblaient pourtant émaner les moteurs de l’épidémie.
Les travailleurs des plantations sont généralement des travailleurs migrants qui ont laissé leur conjoint dans les villages ruraux. Travailler dans des plantations agricoles leur procure un revenu disponible qui tend à accroître leur vulnérabilité face aux comportements sexuels à risque. Les plantations ne sont pas en mesure de remédier à cet aspect de leur vulnérabilité, autrement qu’en fournissant des informations.
Les gouvernements nationaux ont utilisé les résultats pour ajuster leur approche de ces populations, en particulier les pêcheries et les plantations agricoles. Ces deux groupes ont été rassemblés dans une vaste catégorie comprenant les populations mobiles, considérées par les gouvernements comme celles qui risquent le plus de contracter le VIH et qui nécessitent des réponses ciblées.
Le changement de politique tendant à être graduel, bon nombre des résultats potentiels identifiés à l’étape de la conception du programme n’ont pu être atteints pendant la durée de vie du projet. Mais les résultats ont lancé de nombreuses discussions sur les politiques et les programmes de lutte contre le VIH, qui ont maintenu les projecteurs sur les travailleurs des plantations agricoles et les communautés de pêcheurs en Afrique de l’Est.
L’EAC et ses divers organes institutionnels ont, eux, utilisé les résultats pour structurer leur lutte contre le VIH/sida. L’étude a également contribué à l’élaboration de cadres politiques et juridiques régionaux qui s’attaquent aux facteurs de vulnérabilité et de risque transfrontaliers liés au VIH : la EAC HIV and AIDS Prevention and Management Act, 2012 (loi de 2012 sur la prévention et la gestion du VIH et du sida de la CAE).
Qu’est-ce qui a fait le succès du lien entre la recherche et les politiques ?
Consultation et collaboration à grande échelle
Les bénéficiaires de la recherche ont des intérêts, des craintes et des besoins qui doivent être pris en compte pour que la recherche soit significative. Jusque-là, chacune des parties impliquées dans les études – la CAE, les gouvernements nationaux, les universités, les plantations agricoles, les ministères de la Santé et les départements des pêches – mettait en œuvre des interventions de lutte qui n’étaient pas fondées sur des données probantes solides, en particulier concernant ces catégories de population.
Il était essentiel de rendre la recherche et ses conclusions moins menaçantes, en particulier pour ceux qui avaient exprimé un rejet initial ou une réticence à son égard. Les consultations ont permis de dissiper les craintes et les réserves. Donner aux universités et aux plantations agricoles des résultats spécifiques à leurs institutions s’est avéré être une bonne stratégie, puisqu’elle les a conduites à utiliser ces résultats.
Travailler avec des initiés bien informés dans le processus politique
Des initiés bien informés fournissent souvent des informations précieuses sur la « politique d’élaboration des politiques » et le fonctionnement de ce processus d’élaboration. La première étape consiste à identifier ces individus, à obtenir leur adhésion et leur engagement, et à les tenir informés et impliqués de manière constructive dans l’ensemble du processus de recherche, de la conception à l’exécution et jusqu’à la mise en œuvre.
Dans ce projet, travailler avec des hauts fonctionnaires de l’EAC et plus tard des équipes techniques nationales s’est avéré inestimable.
Rigueur scientifique
Tout en travaillant sur la politique, la rigueur scientifique en termes de validité et de fiabilité des études doit faire l’objet d’un contrôle permanent. Une étude mal conçue ou pas suffisamment rigoureuse est mauvaise pour tout le monde.