Dans les pays en développement, beaucoup de personnes pauvres font face à des pénuries alimentaires résultant de la pandémie et des réponses politiques apportées. Cet article expose certaines des possibilités qui existent pour relever ce défi mondial, en se concentrant sur le cas spécifique du Bangladesh.
Si le fait de confiner les populations a été considéré comme vital pour endiguer la pandémie du Covid-19, cela a également contribué à précipiter une crise économique sans précédent, qui frappe particulièrement durement les pays en développement tant sur le plan sanitaire qu’économique. L’Organisation des Nations Unies (ONU) estime que plus d’un quart de milliard de personnes pourraient être exposées à la famine au cours de la pandémie.
Les mesures de confinement obligent à de sérieux compromis en ce qui concerne le bien-être économique et la faim. Pour survivre, les pauvres ont besoin de travailler. Dans de nombreux pays en développement, les faibles régimes de protection sociale existants ont été encore encore affaiblis par le ralentissement économique résultant de la pandémie. Selon le directeur exécutif du Programme alimentaire mondial des Nations Unies, David Beasley : « Dans le pire des scénarios, nous pourrions avoir une famine dans une trentaine de pays. »
Ainsi, à l’heure actuelle, la préoccupation principale devrait être d’assurer la sécurité alimentaire des couches les plus pauvres de la population, déjà confrontées à une pénurie. Nous ébauchons ici une approche visant à aider la grande majorité des personnes pauvres à vaincre l’insécurité alimentaire chronique durant la pandémie. Notre étude de cas se concentre sur le Bangladesh, mais le même principe s’applique à de nombreux autres pays en développement, dont l’Inde.
Au Bangladesh, environ 13 millions de personnes sont déjà sans emploi et sans filet de sécurité et 5 millions de personnes supplémentaires risquent de tomber dans l’extrême pauvreté à cause du Covid-19. Le gouvernement a pris un certain nombre de mesures, quoique de façon très limitée, pour soutenir les plus pauvres grâce à des distributions d’urgence de nourriture et d’argent.
Selon le Bureau des statistiques du Bangladesh (BBS), environ 20 % de la population du pays vit en dessous du seuil de pauvreté. Les personnes se trouvant à la limite du seuil de pauvreté étant également vulnérables et susceptibles de voir leur sécurité alimentaire compromise, nous estimons que près de 30 % de la population, soit cinq crore* d’individus ou un crore de foyers, est désormais en situation d’insécurité alimentaire aiguë.
Pour leur assurer une sécurité alimentaire minimale de base, nous proposons que tous ces ménages reçoivent 6 000 takas bangladais par mois, un chiffre qui concorde avec nos récentes enquêtes et d’autres estimations, telles que celles du BRAC (Organisation de développement) et du PPRC (Centre de recherche sur l’énergie et la participation). Cela signifie que le Bangladesh a besoin d’environ 6 000 crore de takas s’il veut nourrir 30 % de sa population – à savoir les plus pauvres, déjà affamés, et ceux qui pourraient l’être dans les jours à venir. Pour maintenir ces mesures sur un an, il faudra environ 72 000 crore de takas. L’ensemble des mesures annoncées jusqu’à présent par le gouvernement (100 000 crore de takas) pourra aider ces cinquante millions de personnes pendant les 18 prochains mois.
En l’absence de subventions ou de transferts gouvernementaux, pourrions-nous quand même nous assurer que ces 30 % de personnes les plus pauvres ne souffrent pas de la faim ? La réponse est simple : oui.
Voici comment cela fonctionnerait, dans trois scénarios alternatifs. Le calcul détaillé se trouve dans le tableau à la fin de cet article (les chiffres ont été arrondis pour plus de commodité). En 2018-2019, le PIB du pays était de 320 milliards de dollars (272 000 crore de takas), avec un revenu annuel par habitant d’environ 2 000 dollars. Si l’on exclut les 30 % les plus pauvres, les 70 % restants représentent plus de 85 % du PIB.
Pendant la crise, les personnes qui restent proches du revenu médian (30-60e percentile) continueront de connaître des difficultés économiques, mais nous pensons qu’elles ne souffriront pas d’insécurité alimentaire chronique (c’est-à-dire qu’elles pourront prendre trois repas par jour).
Mais compte tenu du niveau de revenu des 40 % les plus riches, nous pensons qu’ils peuvent aider à assurer la sécurité alimentaire des 30 % les plus pauvres. Ces 40 % contribuent à hauteur de 200 milliards sur les 320 milliards du PIB. Pour assurer la sécurité alimentaire des cinquante millions les plus pauvres au cours des six prochains mois, 36 000 crore de takas seront nécessaires, soit 4,2 milliards de dollars. Cela signifie que les personnes qui se situent dans les 40 % des revenus supérieurs ne devront sacrifier en moyenne que 1,7 % de leurs revenus de l’année écoulée.
Les plus riches étant en mesure de contribuer davantage, nous estimons que les 10 % les plus riches ne doivent contribuer qu’à hauteur de 2,25 % de leur revenu, tandis que les 30 % suivants contribuent à hauteur de 2 % de leur revenu (voir le premier scénario du tableau). Dans le deuxième scénario, les 10 % les plus riches doubleront presque leur contribution (4 %), tandis que les 10 % suivants contribueront à hauteur de 2 % de leurs revenus. Dans le troisième scénario, nous proposons que les 10 % des revenus les plus élevés soient les seuls contributeurs, auquel cas ils ne devront sacrifier que 5 % de leur revenu.
Chacun de ces scénarios prévoit approximativement un montant égal pour nourrir les cinquante millions les plus pauvres pendant les six prochains mois. Pour assurer une aide sur 12 mois à ces 30 % les plus pauvres, les 10 % des personnes les mieux rémunérées ne devront donner que 10 % de leurs revenus de l’année écoulée.
Certes, les revenus des riches sont également affectés par la pandémie. Mais il est prouvé que la répartition des richesses au Bangladesh – comme dans d’autres pays en développement – est plus inégale que celle des revenus. Bien que notre étude soit basée sur les revenus, cette inégalité des richesses signifie que les plus riches ont tout de même une plus grande capacité à aider les pauvres.
En même temps, le rôle du gouvernement dans la distribution de nourriture et d’argent devrait être étendu. Compte tenu de la croissance économique du Bangladesh au cours des trois dernières décennies, le gouvernement peut mobiliser les ressources budgétaires nécessaires pour nourrir les plus pauvres pendant la crise. L’une des réponses économiques au Covid-19 dans le monde a été l’extension des programmes de transfert d’argent liquide à de nombreux pays en développement et déjà développés, comme par exemple au Kenya.
Outre les impôts – politiquement plus difficiles à assumer, notamment en période de pandémie – il existe de nombreux moyens alternatifs de financer la relance budgétaire. Entre autres exemples : le rachat par la Banque centrale des obligations d’État, l’offre d’argent sur le compte du gouvernement et la passation par pertes et profits.
Nous militons ici pour le développement de la générosité privée, en montrant que les contributions volontaires des riches seraient suffisantes pour faire face à la crise alimentaire. Sur les réseaux sociaux, nous avons également constaté une vague de générosité pour apporter un soutien direct aux plus pauvres. Comme les risques de fuites et de mauvaise affectation sont également plus élevés quand le gouvernement est en charge, les organisations caritatives privées ou les ONG locales peuvent faciliter ces dons privés en espèces.
Un tiers des personnes (en besoin d’un approvisionnement alimentaire de base) [en crore] | 5 |
Nombre de familles bénéficiaires [en crore] | 1 |
Coût de l’alimentation d’un ménage par mois (taille moyenne d’un ménage : cinq personnes) | 8 000 |
Coût mensuel pour chaque ménage (75 % des coûts estimés en raison des économies d’échelle) | 6 000 |
Nourrir les 30 % les plus pauvres (1 crore de foyers) de la population sur un mois [en crore de takas] | 6 000 |
Nourrir les 30 % les plus pauvres de la population pendant six mois [en crore de takas] | 36 000 |
PIB total (en crore d’US$) | 32 000 |
PIB total (en crore de takas) [US$ x 85 takas] | 2 720 000 |
PIB par habitant (US$) | 2 000 |
PIB par habitant (en takas) [US$ x 85 takas] | 170 000 |
Remarque: Un US$ équivaut à 85 takas ; les chiffres sont approximatifs
Répartition des revenus | Pourcentage des recettes | Revenu total (en milliards d’US$) | Revenu total (en crore de takas) | PIB par habitant (US$) |
Part des revenus des 20 % les plus pauvres | 8.6 % | 27,520 | 233 920 | 860 |
Part des revenus des 20 % des « presque plus pauvres » | 12.4 % | 39,680 | 337 280 | 1 240 |
Part des revenus des 20 % intermédiaires | 16.1 % | 51,520 | 437 920 | 1 610 |
Part des revenus des 20 % des « presque riches » | 21.4 % | 68,480 | 582 080 | 2 140 |
Part des revenus des 10 % plus riches | 14.6 % | 46,720 | 397 120 | 2 920 |
Part des revenus des 10 % les plus riches | 26.8 % | 85,760 | 728 960 | 5 360 |
Remarque: La répartition des revenus est organisée selon la catégorie du plus pauvre au plus riche ; Les chiffres sont approximatifs
Processus de collecte d’argent | Scénario 1 | Scénario 2 | Scénario 3 |
Part des revenus des 20 % les plus pauvres |
– |
– |
– |
Part des revenus des 20 % des « presque plus pauvres » |
– |
– |
– |
Part des revenus des 20 % intermédiaires |
– |
– |
– |
Part des revenus des 20 % des « presque riches » | 11 642 |
– |
– |
Part des revenus des 10 % plus riches | 7 942 | 7 942 |
– |
Part des revenus des 10 % les plus riches | 16 402 | 29 158 | 36 448 |
Montant total (en crore de takas) | 35 986 | 37 101 | 36 448 |
Pourcentage du PIB | 1,32 % | 1,36 % | 1,34 % |
Remarque : les chiffres sont approximatifs
Scénario 1 : en partant du groupe des « presque riches » jusqu’aux plus riches, chacun contribuera à hauteur de 2 % de son revenu par habitant, mais les 10 % des personnes les plus riches devront contribuer à hauteur de 2,25 %.
Scénario 2 : les 10 % plus riches devront contribuer à hauteur de 2 % et les 10 % les plus riches devront contribuer à hauteur de 4 % de leur revenu
Scénario 3 : seuls les 20 % les plus riches contribueront à hauteur de 5 % de leur revenu
*Le crore est une unité traditionelle de numération indienne. 1 crore équivaut à 10 millions, donc « 5 crore d’individus » équivaut à 50 millions de personnes.