Science, finance et innovation

Décoloniser le financement de la recherche en développement dans les pays émergents

8 min

by

Zenebe Mekonnen

Aujourd’hui encore, la plupart des financements de la recherche favorisent les pays développés, ce qui limite les bénéfices pour les politiques de développement et exacerbe les inégalités entre le Nord et le Sud. Cet article de la série de GlobalDev sur le financement de la recherche explore la manière dont les bailleurs de fonds peuvent décoloniser leur travail en vue d’établir des partenariats de recherche plus équitables et d’élaborer des politiques de développement plus efficaces.

La décolonisation du financement de la recherche remet en question les croyances culturelles selon lesquelles les chercheuses et chercheurs des pays développés seraient meilleur(e)s et plus important(e)s que celles et ceux des pays en développement. En outre, elle modifie les méthodes d’administration du financement de la recherche, depuis le développement des idées jusqu’à la direction de la recherche, au niveau local. Elle vise à garantir un processus démocratique et inclusif dans l’approche du financement de la recherche et ce à chaque niveau de la prise de décision.

Dans les pays en développement, la pauvreté et le sous-développement sont étroitement liés à un manque cruel de financement de la recherche et du développement. Pour contrer cela, il est indispensable d’accroître considérablement le financement de la recherche portant sur les problèmes rencontrés par ces pays et aboutissant à des interventions efficaces ainsi qu’à des politiques fondées sur des données probantes, en particulier pour les chercheurs/euses et les praticien(ne)s originaires des pays en développement ou qui y sont établi(e)s.

Cependant, le financement de la recherche et du développement est peu décolonisé dans ces pays. Or, la décolonisation permettrait de combler le fossé entre les pays développés et les pays en développement en ce qui concerne la culture de la priorisation. En d’autres termes, la décolonisation vise à pallier le manque de financement dans les pays émergents et à créer des partenariats de recherche plus solides entre les pays développés et les pays en développement. L’instauration de l’équité et de partenariats solides pourrait à terme atténuer le déséquilibre entre les deux parties. Ainsi, la décolonisation nous permettra d’obtenir des résultats de recherche solides qui profiteront aux communautés ciblées.

Recherche fondamentale vs innovation

Les bailleurs/euses de fonds devraient évaluer les propositions de recherche à l’aveugle, sans tenir compte du cloisonnement qui existe entre les chercheurs/euses des pays développés et en développement, et en fonction des besoins de développement et de l’impact que la recherche est censée produire. Toutefois, certains types de recherche sont plus susceptibles d’être menés par des chercheurs/euses du Nord, ce qui a pour effet de drainer davantage de fonds au détriment des pays en développement.

Par exemple, certains bailleurs/euses de fonds ont tendance à se concentrer sur l’innovation (le développement de nouvelles technologies et pratiques) plutôt que sur la recherche (la quête de connaissances qui nous aide à comprendre le monde). Cela fausse la répartition des fonds en faveur de l’innovation, généralement considérée comme étant menée par des chercheurs/euses de pays développés, et constituer ainsi un moyen de coloniser le financement. Il en va de même pour l’impact de la recherche, c’est-à-dire la recherche qui influence la société en provoquant un changement dans les politiques gouvernementales ou les pratiques professionnelles.

Pour décoloniser le financement, les bailleurs/euses de fonds devraient donc privilégier l’innovation par rapport à la recherche fondamentale et/ou appliquée dans les pays en développement. Cependant, nous ne devons pas affaiblir la recherche plus fondamentale, car elle est à la base de l’innovation. C’est la convergence d’un ensemble de recherches fondamentales qui engendre l’innovation. La recherche est la transformation de l’argent en connaissances, tandis que l’innovation fait l’inverse.

La recherche fondamentale commence par l’observation et aboutit à une conclusion. En revanche, la recherche appliquée commence par un problème à résoudre, suivi de l’observation et de la conclusion. L’impact du développement de la recherche doit mener à la mise en œuvre ces conclusions pour résoudre le problème ciblé. Cependant, cet impact n’est pas le fait d’une seule institution indépendante, mais plutôt de l’intégration de multiples parties prenantes dans un système qui combine leurs fonctions respectives et tient compte de leurs motivations et de leurs liens réciproques. À cet égard, la décolonisation du financement est essentielle pour maintenir cet élan.

Équité et impact de la recherche

Si la recherche sur le développement décolonisée et de qualité a un fort impact social, elle permet également d’établir des relations équitables entre les partenaires de recherche des pays en développement et des pays développés. Pour décoloniser les fonds, les bailleurs/euses devraient donc mettre l’accent sur l’impact de la recherche dans les appels d’offres. Cependant, la question de l’impact dans les propositions de projet ne représente aujourd’hui ni plus ni moins que des prédictions et des promesses de bonne volonté, et risque parfois de se solder par un échec. Comprendre cet impact en soi nécessite des recherches supplémentaires basées sur son type, sa dimension, sa portée et son calendrier, également influencé par un système de différentes parties prenantes

En ce qui concerne les partenariats, certain(e)s bailleurs/euses de fonds exigent que le/la chercheur/euse principal(e) d’un projet de recherche soit issu d’une institution d’un pays européen, ce qui accroît les inégalités. Cela a un impact négatif sur les partenariats de recherche et la décolonisation. Dans un écosystème de recherche, différents facteurs peuvent favoriser ou entraver l’équité dans les partenariats de recherche (figure 1).

En ce qui concerne l’impact, divers facteurs rendent difficile son évaluation, notamment en ce qui concerne les résultats sociaux, qui sont plus difficiles à mesurer. On peut citer les mesures d’impact traditionnelles et la difficulté d’identifier les bonnes mesures, les délais plus longs entre le financement de la recherche et son application, et la difficulté d’attribuer les résultats sociaux aux apports de la recherche. Pour surmonter ces difficultés, les études de cas et l’application d’un cadre conceptuel (une théorie provisoire du phénomène étudié) peuvent être utilisées pour mesurer les résultats sociaux de la recherche.

Figure 1 : Éléments de l’écosystème de la recherche qui favorisent ou entravent l’équité dans les partenariats de recherche. Source : UKCDR & ESSENCE (2022)

Pour améliorer les partenariats de recherche entre les pays développés et les pays en développement, il faut décoloniser la demande de recherche (quel type de recherche est nécessaire, pourquoi et pour qui ?) ainsi que les approches de financement afin d’examiner les déséquilibres en matière de leadership et de ressources de la recherche qui en sont la cause.

Cette démarche peut réellement contribuer à la décolonisation des programmes de recherche et de la production de connaissances. Elle est également essentielle pour garantir l’intégrité éthique des agendas et des processus de recherche, tout en instaurant la confiance, la transparence et l’autonomisation dans le partenariat de recherche à long terme.

Selon les expériences d’ESSENCE, une initiative de l’Organisation mondiale de la santé visant à harmoniser les efforts de financement, et du UK Collaborative on Development Research (UKCDR) qui soutient les bailleurs de fonds de la recherche internationale sur le développement, il existe quatre approches de base pour soutenir les partenariats de recherche équitables :

  1. soutenir l’écosystème des partenariats de recherche,
  2. renforcer les relations et les systèmes de recherche,
  3. budgétiser la création de partenariats, et
  4. mettre en œuvre des processus et des procédures qui soutiennent les partenariats.

Ces approches pourraient contribuer à soutenir les partenariats de recherche équitables et donner un aperçu de la manière dont les principes du partenariat équitable peuvent être appliqués à la recherche multi-pays (figure 2).

Figure 2 : Techniques par lesquelles les bailleurs/euses de fonds peuvent contribuer à rendre les partenariats de recherche plus équitables. Source : UKCDR & ESSENCE (2022)

Obstacles systémiques au financement de la recherche

Si les principes des partenariats de recherche ne sont pas pris en compte de manière appropriée, l’équité, l’inclusion et l’autonomisation des chercheurs/euses des pays en développement ne seront pas respectées. Par conséquent, les chercheurs/euses des groupes marginalisés pourraient se heurter à des obstacles systémiques qui les empêcheraient d’obtenir des financements.

Ces obstacles peuvent inclure, entre autres, la désinformation, des critères de sélection stricts et une sélection biaisée, la dépendance aux combines et au processus décisionnel, l’absence de prise en compte des inégalités structurelles dans la prise de décision, le manque de soutien dans le cycle de financement, le manque de transparence et d’inclusion, et une mauvaise gouvernance des fonds de recherche susceptible d’être corrompue.

Ces dernières années, les bailleurs/euses de fonds ont eu tendance à donner plus d’argent à moins de chercheurs/euses afin de soutenir les « chercheurs/euses les plus brillant(e)s ayant les meilleures idées et les meilleurs antécédents », ce qui leur permet de profiter de préjugés officiels ou officieux. Toutefois, cette approche constitue une véritable barrière pour les chercheurs/euses qui n’appartiennent pas à cette catégorie, en particulier les femmes.

En résumé, la décolonisation du financement de la recherche pour le développement pourrait non seulement renforcer l’équité et la confiance entre les partenaires internationaux, mais aussi conduire à des résultats de recherche efficaces qui réduisent la pauvreté dans les pays du Sud.

Cet article fait partie d’une série organisée avec le UK Collaborative on Development Research (UKCDR) sur l’impact des approches de financement sur la recherche. Exceptionnellement, nous acceptons des contributions de chercheurs/euses mais aussi de bailleurs/euses de fonds pour cette série.

Zenebe Mekonnen
Chercheur principal, Développement forestier éthiopien et Centre africain d'études technologiques