Les troubles de santé mentale devraient constituer une préoccupation de premier ordre pour les spécialistes du développement, en particulier dans la mesure où ces troubles affectent de façon disproportionnée les couches les plus vulnérables de la société. Comme le démontrent les auteurs de cet article, de plus en plus de données de recherche montrent à quel point la santé mentale est affectée par les changements climatiques et par les conditions de vie dès la période fœtale. Il est essentiel d’acquérir une meilleure compréhension des mécanismes à travers lesquels les chocs climatiques, et de manière plus large, les chocs subis dans l’enfance, affectent la santé mentale à l’âge adulte – et de la capacité des politiques à résoudre ces problèmes.
Malgré l’intérêt majeur que les spécialistes du développement manifestent vis-à-vis de la santé et des maladies, peu d’attention est accordée à la santé mentale. Ceci est assez surprenant compte tenu du fait que la santé mentale est extrêmement coûteuse. Elle constitue non seulement la principale cause d’handicap dans le monde, mais elle est également la principale source de « fardeau des maladies » pour les femmes.
Au-delà des coûts directs de la santé mentale pour la santé en général, il est probable que ce problème touche aussi la prise de décision, en inhibant la productivité et en conduisant à des conditions de vie néfastes. Bien que rarement étudiées, les preuves ont mis en évidence d’importants impacts sur la participation au marché de l’emploi et les revenus du fait d’un ensemble de troubles. Dans l’ensemble, les troubles de santé mentale constituent un problème de développement majeur.
Bien que les pays en développement soient particulièrement touchés, la prévalence réelle des troubles de la santé mentale est en grande partie méconnue. Au-delà des stigmas qui leur sont associés, les maladies mentales sont rarement diagnostiquées ou traitées. Dans les pays les moins développés, environ 80 % des cas sérieux de problèmes mentaux n’ont pas été traités au cours de l’année précédente. Les cas moins sérieux, qui sont nombreux, sont encore moins susceptibles d’être traités.
Les données disponibles montrent qu’environ 20 à 30 % de la population des pays en développement pourrait souffrir de problèmes mentaux. En effet, dans notre recherche sur un échantillon représentatif de la population indonésienne, nous avons conclu qu’environ un quart de la population présente des symptômes de dépression (selon le Center for Epidemiological Studies Depression, CESD-10, module, une mesure généralisée). Dans les pays en développement, les maladies mentales touchent en particulier les personnes les moins instruites, les personnes pauvres et les femmes — des groupes qui intéressent particulièrement les décideurs.
Bien que la santé mentale des adultes soit fortement influencée par des circonstances actuelles, de nombreuses données probantes multidisciplinaires soulignent l’importance supplémentaire des conditions de vie pendant la petite enfance, à compter de la grossesse. Il s’agit entre autres d’expériences spécifiques à chacun (notamment les dislocations familiales et le stress lié à la petite enfance, y compris plusieurs types d’abus), ainsi que de chocs majeurs qui affectent de larges franges de la population.
S’il est vrai que l’exposition en bas âge à des chocs importants, tels que les famines et les catastrophes naturelles, forge la santé mentale à l’âge adulte, des recherches récentes indiquent d’importants effets liés à l’exposition à des évènements relativement banals.
À titre illustratif, en raison de l’importance de l’agriculture et de la prévalence des emplois du secteur informel, plusieurs couches de la population dans les pays en développement sont exposées à une variation des niveaux de revenu. La disponibilité et l’efficacité limitées des stratégies d’adaptation à ces risques signifient que cette variation se traduit fréquemment par une variation similaire de la consommation.
L’exposition à la variation des revenus est largement liée aux résultats anthropométriques et cognitifs et comme le prouve une étude récente, elle est également liée à la détresse mentale des adultes. Plus particulièrement, cette étude examine si les revenus découlant des changements exogènes des cours du cacao affectent les conditions de détresse mentale des enfants, en comparant celles des régions productrices et non productrices de cacao au Ghana.
Les auteurs concluent qu’une réduction de la déviation standard des prix entraîne une augmentation de 3 % de la prévalence de la détresse mentale, ou à peu près 50 % de la moyenne. Dans le contexte de cette étude, cela signifie que les individus exposés à une réduction d’environ 12 % des prix du cacao (par rapport à la moyenne) au cours de la petite enfance sont 50 % plus susceptibles de subir une détresse sévère.
Ces résultats – et celles des études connexes – démontrent le lien entre les conditions de vie dans la petite enfance et la santé mentale à l’âge adulte. Cependant, compte tenu des fortes relations entre les chocs subis dans la petite enfance et une variété d’autres résultats néfastes, il n’est pas possible de déterminer le rôle exact de la santé mentale.
À titre d’exemple, la faible santé mentale pourrait résulter des faibles conditions de santé et du faible niveau d’instruction des adultes exposés à des chocs pendant la petite enfance. De façon alternative (ou cumulative), la mauvaise santé mentale découlant des chocs subis pourrait entraîner de faibles conditions de santé et de niveau d’éducation à l’âge adulte.
Indépendamment, les interventions effectuées pendant la petite enfance pourraient avoir d’importantes conséquences. Par exemple, l’étude sur les variations de revenus et la santé mentale des adultes laisse entendre que les programmes de stabilisation de revenus et de consommation peuvent jouer un rôle important dans la réduction de la prévalence des troubles de santé mentale chez les adultes.
Ces programmes varieront dépendamment des cas. Dans les zones agricoles, ils pourraient concerner la stabilisation des prix de production, la fourniture de filets de sécurité ou de programmes de travail (notamment le programme NREGA de l’Inde, Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Act), la fourniture d’assurance de prix ou de climat, ou l’appui aux ménages pour les aider à devenir plus résilients à ces chocs – en introduisant par exemple davantage de cultures résistantes.
Au-delà des chocs de revenus, il est possible que la variation climatique joue également un rôle majeur, des études récentes ayant pointé du doigt les changements des niveaux de chaleur et de précipitations. La première de ces deux études utilise des données relatives à plus de 60 000 adultes dans 19 pays africains pour examiner les effets de l’exposition à des variations de température au cours de la première enfance. Les chercheurs ont découvert que l’exposition prénatale au cours d’une année pendant laquelle la température est supérieure d’un degré à la moyenne historique locale augmente la probabilité d’une dépression au moins modéré de 1,3 point de pourcentage.
Notre étude examine les effets de l’exposition pendant l’enfance à des niveaux de précipitations supérieurs à la moyenne (mais encore communs) en Indonésie en s’appuyant sur les scores CESD-10. L’exposition postnatale pendant la petite enfance augmente de 5 % le risque de dépression, ce qui correspond à une hausse de plus de 20 % par rapport à la moyenne. Comme dans une autre étude récente, ces effets sont limités aux femmes.
Il est à noter que le revenu ne semble pas être la cause qui mène des chocs de précipitations à la dégradation de la santé mentale des adultes. Premièrement, les chocs liés aux précipitations sont généralement considérés comme des chocs de revenu et, en conjonction avec la première étude sur les revenus au cours de la première enfance, on s’attendrait à ce que cela reflète un choc de revenu.
Deuxièmement, nous avons découvert des preuves qui nous orientent vers l’environnement des maladies. Non seulement cela pourrait expliquer les premières études qui relient l’exposition au paludisme en bas âge aux mauvaises conditions des adultes, mais cela suggère des mécanismes plus compliqués reliant les chocs subis au cours de la petite enfance à la santé mentale à l’âge adulte. Qui plus est, si les troubles de santé mentale ne sont pas causés par les fluctuations des revenus, ils pourraient ne pas répondre aux transferts de revenus ou aux programmes de stabilisation. Cependant, nos résultats ne sont pas cohérents avec d’autres explications, notamment la durée de l’allaitement maternel.
Compte tenu de l’augmentation prévue de la variabilité du climat, cet ensemble de données montre que la santé mentale pourrait se détériorer, d’autant plus que les liens entre le climat et la santé semblent ne pas changer. Par exemple, l’étude sur l’exposition aux variations de température durant la petite enfance indique des effets constants avec le temps : les améliorations dans l’accès à la santé, au revenu et à d’autres mesures ne changent pas ces liens.
Malheureusement, malgré l’importance apparente du climat, très peu d’études ont été réalisées sur la façon de relever ce défi. Certes, le renforcement du dépistage et du traitement des troubles de santé mentale est essentiel, mais les mesures proactives devraient jouer un rôle majeur.
Une attention plus accrue et des recherches plus poussées sont nécessaires pour acquérir une meilleure compréhension des mécanismes à travers lesquels les chocs et, plus largement, les chocs subis dans la petite enfance affectent la santé mentale des adultes.