Environnement, énergie et nature

Gestion de l’irrigation au Népal : conjuguer institutions traditionnelles et modernes

8 min

by

Safa Fanaian, Sumitra KC and Santosh Kaini

La gestion de l’approvisionnement en eau est un élément clé de la politique environnementale dans tous les pays du monde. Garantir aux agriculteurs l’accès à des systèmes d’irrigation fonctionnels est essentiel tant pour la sécurité alimentaire que pour la productivité agricole. Des exemples provenant de l’ouest du Népal illustrent comment les systèmes modernes et traditionnels de gestion de l’irrigation peuvent être fusionnés pour former un modèle hybride. Adopter de nouveaux systèmes ne se réduit pas nécessairement à l’abandon des anciens.

L’histoire de l’irrigation au Népal est celle d’une ingéniosité ancrée dans la tradition. Pendant des générations, les agriculteurs ont conçu leurs propres systèmes pour détourner l’eau des rivières grâce à des canaux en terre construits par eux-mêmes, guidés non pas par des plans officiels mais par des connaissances partagées et la coopération. Parallèlement à ces canaux creusés à la main, les communautés ont mis en place leurs propres systèmes de gouvernance pour répartir l’eau, gérer les conflits et entretenir les infrastructures.

Dans les plaines occidentales du Népal, cet esprit communautaire est incarné par le Badghar (ou Barghar), le chef du village à la fois leader et pilier moral. Sa fonction  est une ancre administrative autant autoritaire que morale en charge de l’attribution des ressources, de la résolution des conflits, de la prise de décision et des annonces sociales.

L’influence durable du Badghar est une preuve que le leadership traditionnel peut venir compléter les institutions modernes telles que les associations d’utilisateurs de l’eau (WUAs), ce qui offre des enseignements précieux pour la mise en place de systèmes de gouvernance de l’irrigation résilients, équitables et ancrés dans les communautés locales.

Modernisation et essor des associations d’utilisateurs de l’eau

Depuis une décennie, le Népal a accéléré la modernisation de ses systèmes d’irrigation. Pour ce faire, il a étendu les réseaux et mis en œuvre des mesures visant à améliorer la productivité des terres agricoles grâce à 12 grands projets de développement de l’irrigation. Ensemble, ces projets permettent d’alimenter en eau environ 570 000 hectares de terre. Ces améliorations matérielles s’accompagnent souvent de la création (ou du renforcement) d’associations d’utilisateurs de l’eau et de comités subsidiaires

Entrée en vigueur en 1992, la loi sur les ressources en eau a officialisé le mandat des associations d’utilisateurs. Cependant, les groupes d’utilisateurs informels communautaires et les systèmes d’irrigation gérés par les agriculteurs ont, au Népal, une histoire beaucoup plus longue. Il existe actuellement trois types de systèmes de gestion de l’irrigation par des associations d’utilisateurs de l’eau dans le pays : les systèmes d’irrigation gérés par des agences (AMIS), développés et gérés par le gouvernement ; les systèmes d’irrigation gérés conjointement (JMIS), développés par le gouvernement mais gérés en partie par des comités ; et les systèmes d’irrigation gérés par les agriculteurs (FMIS), développés et gérés par la communauté.

Dans les projets d’irrigation de Rani Jamara Kulariya (RJK) et Babai, dans l’ouest du Népal, qui comptent parmi les plus grands et les plus anciens FMIS du pays, une modernisation infrastructurelle et institutionnelle approfondie a été engagée. Cependant, ces derniers n’ont pas entièrement remplacé les structures de gouvernance traditionnelles. Au lieu de quoi, elles ont fusionné les systèmes traditionnels et modernes pour créer une structure hybride.

Gross Command Area and Net Command Area of Irrigation Systems in Nepal

La structure hybride

La modernisation institutionnelle des associations d’utilisateurs de l’eau dans les systèmes d’irrigation RJK et Babai a notamment consisté à intégrer les rôles traditionnels complémentaires du Badghar et d’autres acteurs. De fait, dans l’ouest du Népal, les Tharu, une communauté autochtone dominante, ont un système d’élection démocratique des chefs traditionnels des villages (c’est-à-dire les Badghar).

En effet, dans cette région, le rôle des Badghar dans la gestion des canaux reste central, même après la création des associations d’utilisateurs. Bien que le rôle de ces dernières soit d’assurer la liaison entre les agences gouvernementales et les agriculteurs, à allouer l’eau, à collecter les frais de service, à entretenir les canaux et à organiser les élections, les Badghar siègent au sein des associations et continuent d’occuper une position de confiance : ils résolvent les litiges, prélèvent les tarifs et fournissent des informations sur les horaires de distribution de l’eau. 

Historiquement, ce rôle était le plus souvent tenu par un homme de la communauté, mais récemment, des femmes aussi ont pu être élues Badghar. 

Cette coordination des associations d’utilisateurs de l’eau et du Badghar reflète un modèle de gouvernance hybride, dans lequel les autorités modernes et traditionnelles s’adaptent aux besoins et au contexte locaux. Le rôle du Badghar complète plusieurs aspects clés de la gouvernance des associations d’utilisateurs :

  • Légitimité locale : les agriculteurs ont tendance à faire davantage confiance aux décisions du Badghar qu’à celles des dirigeants nouvellement élus d’une association, en particulier sur les questions exigeant un jugement social nuancé, telles que la répartition de l’eau en période de pénurie.
  • Mémoire institutionnelle : le Badghar transmet ses connaissances sur les sources d’eau, l’histoire du réseau de canaux et les statuts des associations d’utilisateurs.
  • Résolution des conflits : le Badghar résout souvent les litiges plus rapidement que les procédures formelles de règlement des plaintes des associations d’utilisateurs, qui ont tendance à prendre plus de temps. 
  • Portée au sein des genres : les femmes étaient plus susceptibles de connaître le rôle du Badghar que celui d’une association d’utilisateurs dans l’approvisionnement en eau d’irrigation. Beaucoup de femmes ne connaissent pas les associations, faute d’être invitées aux réunions. En revanche, presque toutes les femmes s’adressent au Badghar pour obtenir des informations sur la répartition de l’eau ou le paiement des services d’irrigation. Toutefois, les agricultrices assument de plus en plus de responsabilités clés dans l’entretien des canaux et jouent un rôle de plus en plus important dans la gouvernance des associations d’utilisateurs.

Tensions entre les systèmes traditionnels et modernes

Au fur et à mesure que les systèmes et processus de gouvernance formels se généralisent, l’autorité de facto du Badghar s’érode et se marginalise lentement. Cela s’explique par le fait que le lien entre le Badghar et les structures de gouvernance locales et autres n’est pas formellement défini. De plus, tous les Badghars ne sont pas membres des associations d’utilisateurs de l’eau. En général, chaque Mauja (village) désigne un Badghar pour le représenter au sein de son association. Cependant, comme un quartier peut comprendre deux Maujas ou plus selon sa taille, il peut y avoir plusieurs représentants Badghar dans un même quartier. La structure de gouvernance des associations ne comprend pas de représentants de tous les Badghars. 

À l’inverse, beaucoup d’agriculteurs ignorent encore l’existence des associations d’utilisateurs et leurs fonctions, et dépendent plutôt du Badghar pour obtenir des informations sur l’irrigation et le règlement des litiges. Ce double système de gouvernance, sans intégration claire, peut entraîner des frictions institutionnelles et créer une confusion qui, au bout du compte, affecte les agriculteurs et leur productivité agricole. 

La voie à suivre

Alors que le gouvernement et les partenaires de développement mènent la modernisation de l’irrigation dans l’ouest du Népal, l’appel à la collaboration entre les associations d’utilisateurs et le Badghar traditionnel se fait de plus en plus pressant. L’intégration du rôle du Badghar – ou des rôles traditionnels équivalents dans d’autres régions – dans le cadre des associations d’utilisateurs peut renforcer l’appropriation locale et l’inclusion tout en préservant une mémoire institutionnelle précieuse. 

En favorisant un modèle de gouvernance hybride, le Népal peut mettre en place des systèmes d’irrigation résilients, équitables et durables. De ce fait, Il pourra contribuer aux discussions actuelles qui soulignent la nécessité de modèles de gouvernance hybrides dans le domaine de l’irrigation qui intègrent les systèmes de connaissances locaux, permettant ainsi la décolonisation et renforçant l’équité. Cette approche peut renforcer non seulement la capacité d’adaptation, mais également établir une structure de gouvernance en mesure de relever efficacement les défis futurs tout en préservant le patrimoine culturel.

Safa Fanaian
Chercheur, Institut international de gestion de l'eau (IWMI), Népal
Sumitra KC
Chercheur national, Institut international de gestion de l'eau (IWMI), Népal
Santosh Kaini
Directeur général adjoint, Département des ressources en eau et de l'irrigation, gouvernement du Népal