Comment la recherche peut-elle contribuer à l’apport pratique de services essentiels dans les pays en développement ? Cet article présente le travail d’une organisation indienne à but non lucratif qui travaille avec des familles dont les enfants ont un trouble du développement. Les familles de filles handicapées ne comprennent généralement pas que leurs enfants ont besoin d’une intervention précoce et elles doivent faire face, dans l’accès au soin, à des défis de distance et d’infrastructure médiocres. Dans le même temps, ces familles adoptent une approche positive pour surmonter ces défis.
Un milliard de personnes dans le monde vit avec un handicap, et comme le montre un rapport récent publié par la London School of Hygiene & Tropical Medicine, c’est en Asie du Sud que l’on recense la plus grande prévalence d’enfants souffrant de handicaps. L’Inde rassemble le plus grand nombre d’enfants touchés, tous handicaps confondus, à l’exception du « Trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité », principalement observé en Chine.
Notre organisation, située au pied de l’Himalaya indien, dans la vallée de Doon, travaille depuis plus de 20 ans avec des familles dont les enfants ont un trouble du développement. Considérés comme l’une des principales organisations indiennes pour les personnes handicapées, nous avons pignon sur rue dans les programmes politiques et les campagnes de sensibilisation, nous avons établi le plan directeur des services d’intervention précoce et soutenu des organisations travaillant avec les enfants handicapés.
Après deux décennies de mise en œuvre de programmes et de prestation de services, nous avons entrepris il y a deux ans une recherche sur la mise en œuvre, en mettant l’accent sur la « recherche pour éclairer la pratique ».
En tant que responsable du programme de l’organisation, mon temps est divisé entre la mise en œuvre du programme et la recherche sur cette mise en œuvre. Cela implique donc de savoir jongler avec les horaires du personnel, d’adapter les échanges entre ce même personnel et les parents afin d’utiliser au mieux les ressources précieuses, et de toujours faire en sorte que la recherche ne devienne pas une priorité par rapport à la prestation de services.
M’étant souvent demandé de quelle façon on peut trouver un sens aux données quand on veut qu’elles éclairent la pratique, convaincre une organisation immergée dans la pratique de s’arrêter, de réfléchir et de recommencer (comme nous l’avons envisagé à un moment) a été un défi. Le développement d’une équipe spécialisée, le renforcement des capacités de recherche du personnel et l’investissement d’énergie dans des pratiques exploratoires pour réfléchir à la qualité et à l’efficacité des services sont des tâches extrêmement difficiles dans des organisations à but non lucratif débordées.
La formation du personnel pour la recherche et l’investissement de temps pour la collecte, la compilation et l’analyse des données sont souvent différés en attendant des périodes mieux financées, lorsque le personnel dispose de plus de temps, ou par des demandes de montrer instantanément que la recherche a un impact immédiat et direct sur les services.
Malgré ces difficultés, grâce au soutien immense des dirigeants qui reconnaissent le besoin de recherche et ses implications pratiques, le programme s’accélère progressivement. Reconnaissant que les propositions de financement, les priorités financières, l’affectation des ressources et la planification des projets pourraient toutes être éclairées par des données et la recherche faite dans les petites organisations à but non lucratif, il a été décidé d’investir dans de bonnes pratiques de recherche.
Dans le cadre de notre projet le plus récent, nous avons examiné des données pour comprendre le ratio hommes-femmes en ce qui concerne l’accès aux services pour personnes handicapées et l’utilisation des services par les jeunes garçons et filles handicapés. Bien que l’on sache généralement que les troubles du développement sont plus fréquents chez les garçons, nous sommes fermement convaincus que les filles handicapées sont plus nombreuses que nous le pensons et qu’elles n’ont pas accès à des services adaptés à leur handicap en fonction de leurs besoins.
Les parents d’un enfant ayant une déficience intellectuelle font toujours face à la question suivante : comment les autres membres de la famille percevront leur enfant ? Les mères d’enfants ayant une déficience intellectuelle, par exemple, sont souvent blâmées pour le comportement de leur enfant, et les enseignants et les agents de santé communautaires perçoivent parfois le handicap comme étant le fait des parents.
Bien que la culture autour des troubles de développement semble s’améliorer, elle est en grande partie rassemblée dans les espaces urbains où sont regroupés des experts qualifiés. L’aide aux familles ayant un enfant handicapé dans les régions rurales de l’Inde est encore loin du but et a besoin de l’engagement du gouvernement et plus seulement des organismes sans but lucratif comme le nôtre.
Les recherches sur le handicap et le genre sont limitées en Inde. Les données de l’organisation révèlent qu’un pourcentage plus élevé de filles et de jeunes femmes se présentent pour une première évaluation, mais ne reviennent pas profiter des services d’intervention une fois le diagnostic établi.
Pour comprendre la décision de ces familles de ne pas accéder aux services d’intervention pour leurs enfants et le rôle que peuvent jouer les normes de genre, nous avons obtenu l’accord de 24 familles pour participer à un entretien à domicile. Notre intention était de comprendre les perceptions, la prise de décision, les impacts du handicap et les attentes futures des parents de jeunes filles affectées par un trouble du développement, en tenant compte de l’influence du genre. Toutes leurs filles, âgées de 3 à 11 ans, ont été diagnostiquées d’un trouble du développement et vivent actuellement à Dehradun et dans les environs.
Les résultats montrent le manque de connaissances des familles au sujet du handicap et leur manque de compréhension de l’urgence d’une intervention précoce. Mais ils montrent aussi leur vif intérêt à faire tout leur possible pour leurs filles dans les limites des régions éloignées dans lesquels ils vivent, du manque de moyens de transport disponibles, de structures familiales qui les en empêchent de recourir aux services et d’une tendance générale à reporter la recherche de ces mêmes services.
Toutes les familles se disent très préoccupées par la situation de leurs filles handicapées et ont adopté une approche positive des défis auxquels elles font face, malgré leurs difficultés à accéder physiquement aux services. Ces résultats remettent en cause le dialogue prédominant autour de l’intersection entre genre et handicap dans la région, ce qui présente un double désavantage.
Bien que notre recherche ne nie pas l’existence de préjugés à l’égard des jeunes femmes et des personnes handicapées en Inde, elle apporte une étincelle chaleureuse à la recherche sur le handicap, suggérant un changement positif possible, plus rarement noté. Nous avons été surpris d’apprendre que tous les parents auraient fait plus, s’ils l’avaient pu, mais rien de moins pour leurs filles handicapées. Tous les parents, sans exception, étaient décidés à faire de leur mieux, malgré les difficultés de la vie dans des endroits éloignés des services.
Bien que notre échantillon soit limité, ceci pourrait remettre en question la négativité qui entoure le handicap et les jeunes femmes en Inde. Cela justifie une étude plus approfondie sur la manière dont la culture entourant les perceptions du genre et du handicap est en train de changer, et comment l’accès aux services d’intervention peut être étendu.
La majorité des familles interrogées ont actuellement accès à des services de suivi d’intervention. Beaucoup d’enfants ont désormais un certificat d’invalidité et les filles qui restaient auparavant à la maison se trouvent maintenant dans des établissements qui peuvent les aider à acquérir de précieuses compétences pratiques.
L’étude a aidé notre organisme à renforcer les liens avec les familles au moment de l’évaluation initiale, de sorte qu’elles ne sont pas perdues dans le suivi après la rencontre initiale. Nous restons en contact téléphonique avec les familles avant leur premier rendez-vous de suivi. Nous nous efforçons d’améliorer la qualité de l’intervention et des programmes de suivi, et d’aller plus loin au sein de la communauté, afin de comprendre les préoccupations pratiques des familles.
Nous comprenons qu’il est important de s’appuyer sur cette recherche pour déterminer les facteurs qui font la différence dans l’accès aux services d’intervention et dans quels cas les leviers de succès sont soumis aux interventions gouvernementales.
Ouvrir des routes aux communautés difficiles à atteindre pour améliorer le bien-être général et donner accès à d’autres services sociaux, tels que l’éducation, l’assistance ou l’emploi des enfants, est une priorité urgente. Former les parents, créer parmi eux des leaders du changement en encourageant le mentorat et le soutien entre pairs, et partager leurs succès avec la communauté, aura probablement un impact considérable sur les familles affrontant un nouveau diagnostic.
Nous avons également décidé de faire avancer le programme de recherche en renforçant nos capacités, en organisant des ateliers de méthodologie de la recherche et en la démystifiant afin que tous reconnaissent la valeur de notre travail.
Il est crucial d’instaurer la confiance parmi les membres du personnel en leur permettant de se considérer comme capables de faire des recherches et de mieux orienter leur pratique. En tant que personnel de terrain qui comprend bien les familles et les enfants, nous pourrions constituer une ressource précieuse dans les collaborations avec des chercheurs universitaires qui choisissent de tester de nouvelles idées, outils et systèmes susceptibles d’aider davantage les familles.
Nous sommes également très motivés à mettre en place un plan d’encouragement spécial pour les filles handicapées afin d’inciter davantage de familles à accéder aux services d’intervention et à les utiliser. Nous sommes tous enthousiastes à l’idée de lancer une campagne visant à porter le ratio d’accès hommes/femmes à 50-50. Nous voulons tout mettre en œuvre pour convaincre les filles de profiter des services, réguliers ou périodiques, dans des centres ou des communautés et d’obtenir leur certification. Nous voulons aussi veiller à garder le contact avec chacune d’entre elles.
Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que chaque enfant compte. Nous croyons pouvoir contribuer légèrement à l’effort de réalisation de l’objectif des trois milliards de l’Organisation mondiale de la Santé. À savoir : un milliard de personnes supplémentaires bénéficiant de la couverture sanitaire universelle ; un milliard de personnes supplémentaires mieux protégées dans les situations d’urgence sanitaire ; et un milliard de personnes supplémentaires bénéficiant d’un meilleur état de santé et d’un plus grand bien‑être.
Et nous espérons faire tout cela ensemble ! C’est ce qui nous porte.