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Taxer la migration : une solution aux coûts de la fuite des cerveaux ?

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John Paolo R. Rivera

Beaucoup de médecins et d’infirmiers/ères ont été stupéfait(e)s lorsque le gouvernement philippin a empêché leur émigration au début de la pandémie de COVID-19. Si cette politique a permis de protéger les services de santé locaux au pire de la crise, une taxe sur la migration temporaire de la main-d’œuvre pourrait-elle constituer une meilleure solution à l’avenir ?

Un problème immédiat : La pandémie de COVID-19 a mis en évidence un problème crucial pour de nombreuses économies en développement pourvoyeuses de main-d’œuvre : la fuite des cerveaux.

Prenons le cas des Philippines, une économie qui déploie sa main-d’œuvre qualifiés et ses professionnel(le)s, notamment du domaine de la santé, dans de nombreuses économies développées d’Amérique du Nord, d’Europe, d’Asie de l’Est et du Moyen-Orient. Pourquoi ? Parce que les conditions de travail et les salaires sont relativement meilleurs à l’étranger. En échange, les Philippines bénéficient des envois de fonds, qui permettent à l’économie et aux ménages qui en dépendent de se maintenir à flot en période de crise.

Ce phénomène existe depuis de nombreuses années, même avant la pandémie. Toutefois, les responsables politiques l’ont porté à l’ordre du jour pendant la pandémie, lorsqu’il a commencé à affecter le secteur de la santé du pays, déjà débordé, et à limiter sa capacité à soutenir la population locale.

Malgré les contraintes et les risques liés à l’émigration pendant la pandémie, des milliers de professionnel(le)s de la santé ont profité de l’occasion pour répondre aux demandes sanitaires à l’étranger et ont émigré temporairement pour aider leur propre famille à faire face financièrement à la pandémie.

Réponse immédiate du gouvernement au problème : En réponse à l’émigration, le gouvernement du pays a temporairement interdit l’émigration des médecins, des infirmiers et infirmières et du personnel de la santé en 2020.

Cette politique a déçu de nombreuses personnes, en particulier celles qui avaient des contrats en cours et étaient déjà prêtes à partir, mais dont le départ a été retardé par la pandémie. Finalement, le gouvernement n’a autorisé que les personnes qui avaient des contrats en cours et des dossiers complets à être déployées.

Le gouvernement n’a toutefois pas perdu de vue l’idée de réimposer une telle interdiction de déploiement, compte tenu des menaces persistantes liées aux crises sanitaires actuelles et imminentes. L’interdiction de déploiement n’a pas vraiment empêché les travailleurs et travailleuses d’émigrer. Elle a simplement retardé leur départ.

Le principe de la fuite des cerveaux : Les préoccupations relatives à l’émigration temporaire des professionnel(le)s et des travailleurs/euses de la santé découlent de l’argument selon lequel ce sont les économies développées recevant la main-d’œuvre qui bénéficient de l’investissement dans l’éducation faits par les économies en développement envoyant de la main-d’œuvre.

Au niveau du développement, les envois de fonds massifs permettent de lutter contre la pauvreté, d’améliorer les compétences des travailleurs/euses sur place et de réduire les inégalités de revenus. Mais ces effets ne sont pas uniformes. Certaines économies en développement fournisseuses de main-d’œuvre ont connu une aggravation des inégalités de revenus, un changement d’orientation des programmes éducatifs vers la migration de la main-d’œuvre et une réorientation des activités économiques pour répondre à la demande étrangère.

Ces effets sont plus évidents lorsque l’émigration temporaire de main-d’œuvre concerne des travailleurs/euses hautement qualifié(e)s et des professionnel(le)s. Le coût de la formation de leurs remplaçant(e)s est considérable. Outre le coût monétaire de leur formation, il faut également du temps avant qu’ils/elles ne deviennent totalement performant(e)s. Le moment venu, ils/elles auront également plus de chances de travailler à l’étranger, ce qui peut entraîner une baisse de la productivité dans l’économie locale.

Par conséquent, l’émigration de professionnel(le)s hautement qualifié(e)s peut entraîner une fuite des cerveaux dans un pays qui investit massivement dans les compétences de ses citoyen(ne)s.

Le point d’intervention : Le gouvernement philippin ne peut pas vraiment empêcher quiconque de profiter de meilleures opportunités à l’étranger, car cela violerait le droit à la « la liberté de domicile et le droit au voyage » prévu par la Constitution actuelle de 1987. Toutefois, les chercheur(e)s ont discuté d’autres mesures fiscales pour gérer l’émigration temporaire des personnes hautement qualifiées.

L’une des possibilités envisagées est une «taxe sur la fuite des cerveaux », également connue sous le nom de « taxe de sortie » ou « taxe Bhagwati ». Cette taxe serait prélevée auprès des travailleurs/euses et augmenterait ainsi le coût de leur migration. En principe, elle compenserait la perte de main-d’œuvre hautement qualifiée et réduirait le nombre de personnes qui émigrent.

La théorie de l’impôt sur la fuite des cerveaux : Cette taxe a été proposée pour la première fois dans les années 70 et a fait l’objet de diverses critiques. Toutefois, les leçons tirées de la pandémie incitent aujourd’hui à réexaminer l’idée d’une taxe sur la fuite des cerveaux.

Les opposants à cette taxe avancent les arguments suivants : (1) elle est inéquitable et réduira les acquis sociaux à long terme parce que le/la travailleur/euse migrant/e a tout un ménage à charge ; (2) les pays en développement ne méritent pas les recettes puisqu’ils n’ont pas vraiment investi au départ ; (3) elle viole les dispositions constitutionnelles sur la liberté de résidence et de voyage ; (4) elle pose des problèmes de formulation, notamment des difficultés d’exécution ; et (5) elle décourage involontairement l’investissement dans l’éducation, entre autres arguments.

Les partisans de cette politique de gestion de la migration affirment qu’elle permettra de dédommager l’État qui a pris en charge la majeure partie des coûts de l’éducation de la main-d’œuvre. Elle repose sur l’idée que les professionnel(le)s hautement qualifié(e)s qui ont bénéficié d’universités et d’établissements d’enseignement supérieur financés par l’État doivent également contribuer à couvrir le coût de leur éducation et l’impact de leur migration sur leur pays d’origine.

Les politiques de gestion de la migration visent à atténuer les coûts de la migration pour la société (par exemple, la fuite des cerveaux, le phénomène de la maladie hollandaise et la pénurie de main-d’œuvre requise dans le pays). Bien qu’une variante de la taxe sur la fuite des cerveaux ait déjà été utilisée aux Philippines sous la forme d’une « taxe basée sur la citoyenneté », elle s’est avérée inefficace en raison de complexités sociales, économiques et politiques (telles que les exemptions à la règle), ce qui en a limité l’impact.

Par conséquent, les revenus que le gouvernement peut tirer d’une telle politique fiscale peuvent être réorientés vers : (1) des programmes de développement ; (2) des budgets plus importants pour payer le personnel de santé et le motiver à rester ; et (3) l’amélioration des installations sanitaires, de la technologie et des conditions de travail des travailleurs/euses restés au pays.

La proposition de politique fiscale de Bhagwati est principalement guidée par un souci d’équité et est censée aider les économies en développement fournisseuses de main-d’œuvre dans leur quête de croissance. Bien qu’il n’y ait pas de preuves concrètes de son impact socio-économique réel, il est important de se demander si elle est vraiment réalisable et équitable.

En outre, afin de concevoir une taxe qui atténue le coût de la fuite des cerveaux de manière adéquate et durable, les responsables politiques peuvent également bénéficier de l’exploration des études plus larges sur la conception de la taxe. Des études ont montré que si les taxes ne sont pas toutes les mêmes, il est important de : (1) prêter attention à la mobilité lors de l’élaboration de la politique fiscale ; et (2) avoir une compréhension claire des inégalités au sein de l’économie.

Le débat doit se poursuivre, en particulier dans un monde post-pandémique où les pays se préparent à faire face à de nouvelles crises sanitaires.

John Paolo R. Rivera
Président et économiste en chef d'Oikonomia Advisory & Research, Inc.