Économie, emplois et entreprises

Une nouvelle approche pour empêcher les petites économies postsocialistes de tomber dans la brèche Nord/Sud

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Aleksandr V. Gevorkyan

Les années 1990 ont happé, secoué et terrassé les petites économies postsocialistes d’Europe, du Caucase et d’Asie centrale, les abandonnant dans la poussière des débats plus importants sur la stratégie de développement économique, le changement technologique et l’orientation des politiques économiques. Cette situation peut s’expliquer à la fois par la préférence des commentateurs pour les généralisations simples, par l’accent mis sur les récits géopolitiques ou par une connaissance limitée de la région. Pourtant, pour le bien des millions de personnes qui vivent dans ces économies pour la plupart enclavées, il est essentiel et urgent de se pencher sur l’évolution des modèles de développement propres à ces pays.

Il existe trois façons classiques de parler des petites économies de l’ancienne Europe socialiste, du Caucase et de l’Asie centrale qui ont subi les réformes de transition vers le marché des années 1990. 

La première approche consiste à suggérer que ces pays sont sortis de leur passé « décadent » et qu’ils ont maintenant « terminé » leur ajustement macroéconomique – un point de vue qui estime que tout ce qui reste à ce stade, ce sont les inefficacités institutionnelles et gouvernementales. Par conséquent, le développement de ces pays n’a rien de particulier, à l’exception de quelques nouvelles idiosyncrasiques, comme la récente augmentation des importations et des exportations européennes vers la Russie

Le second point de vue est plus politique et défini par les priorités d’un commentateur plutôt que par une compréhension objective de la situation d’une économie donnée. Il apparaît généralement dans le cadre d’un bouillon de culture géopolitique, où les tendances évolutives du commerce international, déjà mentionnées, deviennent les ingrédients clés. 

Le troisième point de vue sur la situation est plus direct et plus honnête dans sa méconnaissance de la région. Il peut se résumer en une question : que sont ces petits pays postsocialistes ? 

Absence de recherche et de prise en compte politiques

En effet, par rapport à d’autres parties du monde postsocialiste, on constate un manque de recherche – à la fois universitaire et politique – sur les situations macroéconomiques de ces économies souvent négligées. Géographiquement isolés – et parfois enclavés – ces pays sont souvent les plus petits en termes de territoire, de taille économique et d’importance politique. Ainsi, l’Arménie, la Géorgie, le Kirghizstan, la Moldavie, la Serbie et le Tadjikistan (et peut-être la Bulgarie) figurent rarement dans les discussions importantes sur les nouveaux modèles de développement économique, même dans les cercles politiques et de recherche les plus pluralistes et apparemment les plus inclusifs

Et pourquoi y figureraient-ils ? La Banque mondiale classe ces pays dans la catégorie des économies à revenu faible ou intermédiaire de la tranche supérieure. Bien que cela ne les place pas parmi les économies développées du Nord, cette classification remplit toutes les conditions pour l’adoption de la première approche mentionnée ci-dessus. 

Dans le même temps, ces pays (à l’exception du plus pauvre, le Tadjikistan) sont également exclus d’initiatives apparemment progressistes visant à soutenir la recherche sur les pays du Sud. Cette négligence alimente la troisième perspective : le constat d’un manque généralisé de connaissances sur ces économies. L’attention portée par les universitaires et les économistes du développement au sort de ces petites économies est terriblement insuffisante. En conséquence, ces pays sont laissés à eux-mêmes pour naviguer dans les conséquences de l’effondrement qui a suivi les années 1990 – encore aggravé par les crises de 2008, le COVID-19, et les affrontements militaires localisés plus récents.

Abandonnés par les mesures économiques et de pauvreté

Même les critères internationaux de pauvreté n’attirent pas l’attention sur ce groupe de nations. Une fois de plus, le Tadjikistan fait figure d’exception, avec le plus haut taux de pauvreté du groupe – 6,11 % au seuil de 2,15 $, mesuré en dollars américains de parité de pouvoir d’achat en 2017. La Géorgie arrive en deuxième position, avec 4,27 % de sa population classée comme pauvre en 2022. Les autres pays se situent au niveau ou en dessous de 1 %, la Moldavie faisant état d’un remarquable 0 % de sa population considérée comme pauvre en 2021 au seuil de pauvreté international.

De même, si l’on considère un indice de pauvreté multidimensionnelle complet, on ne relève pas de chiffres spectaculaires. À l’exception du Tadjikistan (7 %) et de la Géorgie (4,3 %), ces pays affichent des niveaux de pauvreté multidimensionnelle proches de zéro.  Cela peut s’expliquer en partie par les effets persistants de l’héritage socialiste – tels que l’accès aux logements existants, les conditions de vie générales, l’éducation de base et les services de santé – bien que ces derniers semblent entrer rapidement dans une ère de commercialisation.

De fait, aucune de ces deux mesures de la pauvreté n’est suffisante pour attirer l’attention de la communauté internationale sur ces petites économies. Cependant, si l’on examine les indicateurs nationaux de pauvreté, qui tiennent compte du niveau de vie de chaque pays, la situation est désastreuse. Les taux de pauvreté vont de 15,6 % en Géorgie à 33,3 % au Kirghizstan, les autres se situant quelque part entre les deux, généralement autour de 20-25 % de la population. Si l’on tient compte des ajustements statistiques et des limites des données, l’ampleur réelle de la pauvreté est probablement encore plus grande.

Augmentation de la migration des professionnels qualifiés

La triste réalité est que la lutte pour un modèle de développement macroéconomique durable se poursuit alors que ces pays se vident peu à peu de leur ressource la plus précieuse : les professionnels qualifiés en âge de travailler. Les tendances à l’émigration observées depuis les années 1990 ont eu des effets néfastes sur le tissu social qui assure la cohésion de ces pays et leur développement économique. 

Aujourd’hui, l’abandon des zones rurales – soit en raison de difficultés économiques, soit dans l’espoir de fuir une zone de guerre (comme en Arménie, qui a récemment accueilli plus de 100 000 réfugiés arméniens de la République du Haut-Karabakh) – vient s’ajouter à trois décennies de migration stratifiée en provenance de zones plus urbanisées. Les transferts de fonds – petites sommes d’argent envoyées par les émigrants à leurs familles – continuent de jouer un rôle essentiel en aidant ceux qui restent à faire face à la pauvreté et à la pression économique. ⁠S’ils représentent jusqu’à 50 % du produit intérieur brut (comme au Tadjikistan) ils n’atteignent que 8,9 % en Serbie.

À cela s’ajoute la persistance de défis macrostructurels typiques du sous-développement, qui se traduisent par une intégration limitée dans les chaînes de valeur mondiales, des infrastructures publiques délabrées, des bulles immobilières spéculatives et un endettement personnel croissant qui alimente les dépenses de consommation. Tout cela se déroule dans un contexte de stagnation de la croissance des salaires réels, d’aggravation de la polarisation sociale et d’accroissement des inégalités économiques. Une grande partie de ces inégalités provient du fossé croissant entre les résultats économiques des zones rurales et des zones urbaines, les capitales concentrant jusqu’à 60 % ou plus de l’activité économique nationale. Par exemple, en 2022, Erevan a généré plus de 62 % du PIB de l’Arménie, Chisinau en Moldavie, près de 63 %, et Tbilissi en Géorgie, jusqu’à 53 %

On observe également un déséquilibre sectoriel, avec une ou deux industries, comme le secteur de la haute technologie, qui dépassent les autres en termes de croissance de la production et des salaires, alors qu’elles ne représentent qu’une part mineure de l’ensemble de l’économie et n’emploient qu’une part insignifiante de la main-d’œuvre du pays. Dans un petit pays où l’activité économique est concentrée au niveau régional, cette tendance a eu des effets macroéconomiques négatifs disproportionnés, notamment la hausse des prix à la consommation et la croissance spéculative du marché du logement. Mais la plupart des revenus du secteur à forte croissance sont consacrés à des dépenses à l’étranger. En contournant l’économie nationale, cette activité orientée vers l’exportation ne contribue guère au développement national, ce qui ne fait qu’affaiblir encore des niveaux de vie déjà faibles. En fait, pour de nombreux acteurs du secteur de la haute technologie, une entreprise prospère dans leur pays peut servir de tremplin vers des opportunités à l’étranger, ce qui prive les entreprises nationales des spécialistes qualifiés dont elles ont besoin.

Comment tomber dans le fossé entre le Nord et le Sud

En conséquence, la réalité socio-économique est restée figée dans son inertie post-1990. Une nouvelle forme d’incertitude macroéconomique, d’instabilité et d’anxiété sociale apparaît, différente de celle qui caractérise les économies en développement dans le reste du monde. De ce fait, la discussion sur les petites économies postsocialistes constitue un addendum gênant à la périphérie des grands débats macroéconomiques dans les milieux de la recherche économique et de la politique d’aujourd’hui. Ils ne font partie ni du Nord ni du Sud, et la souffrance de plusieurs millions de personnes, dans ce qui semble être un cycle perpétuel d’attente et de désespoir, est tout simplement ignorée. 

S’il existe un moyen concret pour ces pays d’élever leurs problèmes au rang de sujets d’actualité, c’est bien la deuxième approche, qui est uniquement politique. Pourtant, la politisation du développement économique, malgré sa facilité d’application, ne permet guère de relever l’ensemble complexe des défis macroéconomiques auxquels ces pays sont confrontés. En plus de son imprécision intrinsèque, la perspective politique n’est pas non plus une position constructive que les chercheurs en économie ou les décideurs politiques peuvent soutenir tout en conservant leur intégrité professionnelle. 

Un quatrième point de vue, alternatif, consisterait en une approche historiquement solide, éclairée et spécifique à chaque pays, qui explorerait les trajectoires de développement des petites économies ouvertes et postsocialistes. Cette perspective opère à une échelle plus large, reliant étroitement le développement macroéconomique durable aux réalités historiques et géographiques, tout en tenant compte des risques financiers et politiques auxquels ces pays sont confrontés. 

Ici, le défi pour la communauté du développement économique est double. La première étape consiste à mettre de côté les préjugés inhérents, ce qui ne peut se faire que par une immersion directe et non biaisée dans la région. La seconde consiste à surmonter les stéréotypes bien ancrés des modèles de développement macroéconomique en adoptant un éventail d’alternatives et en tenant compte de l’élément humain, soit en reconnaissant que chaque pays, en dépit d’un passé politique commun, est unique. En adoptant cette démarche à multiples facettes et en plaçant ces petits pays postsocialistes au centre de la discussion, nous espérons offrir un cadre susceptible de supplanter toutes les autres approches.

Aleksandr V. Gevorkyan
Henry George Chair in Economics & Professor of Economics, Peter J. Tobin College of Business, St. John’s University, New York City