Les enfants des familles les plus pauvres au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda sont doublement désavantagés dans leur accès à l’apprentissage : non seulement la qualité générale de l’éducation est faible dans ces pays, mais ils fréquentent en plus des écoles de qualité relativement inférieure. Cet article présente de nouvelles données sur la manière dont les enfants issus de différents types de familles « font le tri » entre les écoles d’Afrique de l’Est, et décrit les politiques qui pourraient permettre de remédier aux inégalités au niveau des résultats scolaires qui passent d’une génération à l’autre.
Beaucoup d’enfants ont été privés d’école à cause du Covid-19, mais les enfants des communautés les plus pauvres sont peut-être les plus pénalisés. En effet, la mesure dans laquelle l’apprentissage à distance ou le soutien à domicile peuvent pallier le temps perdu varie énormément.
Les défis de l’éducation associés à la pandémie soulèvent une question plus générale : comment les contributions des écoles et des familles se combinent-elles pour produire des résultats en termes d’apprentissage ? Et pourquoi y a-t-il tant d’inégalités dans ces résultats ?
Il est bien connu que les conditions de vie des ménages ont une grande importance en matière d’éducation. Par exemple, les différences au niveau de l’alphabétisation des parents (en particulier des mères) et des ressources financières du ménage ont tendance à contribuer de manière indépendante et très importante aux résultats d’apprentissage. En effet, il arrive que les enfants des ménages très pauvres ne fréquentent même pas l’école – ou qu’ils l’abandonnent tôt pour travailler.
Il existe également de grandes différences de qualité entre les écoles, tant entre les pays qu’à l’intérieur de ceux-ci. Cela signifie que les enfants qui fréquentent les « meilleures » écoles – généralement celles qui ont de meilleurs enseignants – apprennent souvent beaucoup plus que leurs pairs.
Ces inégalités dans les résultats d’apprentissage ont de graves répercussions sur le niveau de mobilité sociale dans un pays. S’attaquer aux inégalités d’apprentissage peut être un moyen d’accroître la mobilité sociale et de réduire les inégalités à l’avenir.
Combiner les contributions des ménages et de l’école en matière d’apprentissage
Une question peu étudiée est celle de savoir dans quelle mesure des interactions existent entre les contributions de deux groupes différents – celles des ménages et celles des écoles. Par exemple, s’ils étaient simplement indépendants l’un de l’autre, nous nous attendrions à ce qu’il n’y ait pas de relation systématique entre la qualité de la scolarité et les conditions des ménages (dans un pays ou un lieu donné).
Mais en théorie, une association positive est tout à fait probable : les familles les plus riches peuvent choisir de s’installer dans des zones où les écoles sont meilleures, et les enseignants les plus qualifiés peuvent préférer travailler dans des quartiers plus riches et mieux équipés. Ainsi, les enfants issus de ménages plus favorisés seront orientés vers de meilleures écoles, publiques ou privées, leur offrant une longueur d’avance et contribuant à réduire les niveaux de mobilité sociale des élèves plus défavorisés en général.
Dans une étude récente, publiée par l’Institut mondial de recherche sur les aspects économiques du développement de l’Université des Nations Unies (UNU-WIDER) et la Revue économique de la Banque mondiale, nous avons approfondi cette question. Plus précisément, nous avons examiné dans quelle mesure les enfants issus de différents types de familles se répartissent entre les écoles d’Afrique de l’Est (Kenya, Tanzanie et Ouganda).
En nous concentrant sur les résultats d’apprentissage réels d’un million d’enfants, tels que mesurés par les enquêtes Uwezo, nous avons développé une nouvelle méthode pour distinguer les contributions des ménages, des écoles et leurs interactions – qualifiée de « tri ». Nous avons mesuré l’ampleur de la contribution de chaque composante aux inégalités globales dans les résultats d’apprentissage, en notant que les résultats inégaux sont susceptibles de persister dans le temps et de se manifester dans d’autres indicateurs ultérieurs dans la vie, tels que le revenu des adultes.
Comme le montre la figure 1, notre conclusion principale est que le tri s’ajoute effectivement à d’autres inégalités éducatives. Globalement, les enfants issus de ménages moins favorisés ont tendance à fréquenter des écoles de moins bonne qualité. Cette composante représente environ 16 % des inégalités des chances d’éducation au sein des communautés, ce qui est presque aussi important que la contribution des différences de qualité entre les écoles (19 %).
Figure 1 : Décomposition des contributions à la réduction globale de l’inégalité des chances
Défis politiques
La principale signification de ce résultat concerne les décideurs politiques qui s’intéressent aux résultats scolaires, mais il a également des implications importantes pour tous ceux qui s’efforcent d’améliorer la mobilité sociale et de réduire les inégalités dans la société de manière plus générale.
En Afrique de l’Est, le phénomène du tri éducatif – où les enfants des familles les plus pauvres fréquentent systématiquement des écoles de moindre qualité – représente un double désavantage en matière d’apprentissage. Il suggère qu’en plus d’améliorer la qualité de l’éducation en général, il est également essentiel de faire en sorte que la qualité de la scolarité soit plus égale – idéalement, en égalisant l’accès à une éducation de haute qualité pour tous les enfants.
Comment y parvenir ? S’il n’existe pas de solution miracle, l’une des priorités devrait être d’améliorer la qualité de l’enseignement, en particulier dans les communautés les plus défavorisées et les moins bien desservies. Pour ce faire, un ensemble de preuves suggère qu’il est essentiel de se concentrer strictement sur les fondamentaux de l’apprentissage (lecture, écriture et mathématiques), enseignés au niveau spécifique des capacités de l’enfant (et pas seulement à son âge ou à son niveau scolaire).
En outre, les décideurs devraient envisager de canaliser des ressources supplémentaires vers ces écoles. Parmi les possibilités, citons les mesures incitant les enseignants à s’installer dans les régions les plus pauvres, le recrutement d’assistants pédagogiques supplémentaires au sein de la communauté locale, la mise en place de programmes de rattrapage (soutien) intensifs et de programmes de bourses externes.
Le fait est que, même si nous ne pouvons raisonnablement pas éliminer toutes les différences de qualité entre les écoles, nous pouvons nous attacher à faire en sorte que les enfants des ménages défavorisés bénéficient d’un meilleur soutien. C’est d’autant plus vital que les inégalités en matière de résultats scolaires ont tendance à perdurer longtemps et à persister d’une génération à l’autre.
Nos propres simulations montrent que, pour un district moyen d’Afrique de l’Est, les inégalités en matière d’éducation diminueraient d’environ 15 % si le tri entre les ménages et les écoles était totalement éliminé et jusqu’à 30 % si le tri entre les communautés était également réduit à zéro. En gros, cela reviendrait à réduire de plus de la moitié l’ampleur de la persistance intergénérationnelle de l’inégalité des résultats scolaires.
Si les décideurs n’agissent pas de manière décisive pour réduire les écarts d’apprentissage au sein d’un même pays, les inégalités entre les élèves favorisés et défavorisés se creuseront encore davantage, rendant la mobilité sociale encore plus difficile. Il est essentiel de s’attaquer à ces inégalités pour éviter que les enfants des communautés les plus pauvres ne prennent encore plus de retard.