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Données et intelligence artificielle au secours de la crise de l’eau

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Laura Landrein and Guillaume Fery

La pression sur nos ressources en eau atteint des niveaux alarmants : le déficit entre l’offre et la demande mondiale de l’eau pourrait frôler 40 % d’ici 2030.  L’accélération démographique, le réchauffement climatique, les variations liées aux cycles hydrologiques et aux phénomènes météorologiques extrêmes, augmentent la vulnérabilité des régions déjà soumises au stress hydrique et menacent les zones jusqu’alors épargnées.

En réponse à ces défis, la communauté internationale s’organise autour de l’Objectif de Développement Durable 6 (ODD 6) qui vise à garantir un accès de tous à l’eau et à l’assainissement, ainsi qu’à assurer une gestion durable des ressources en eau. Pour atteindre cet objectif,  le recours à la technologie devient un levier stratégique. Le déploiement massif de solutions basées sur les données et l’intelligence artificielle (IA) s’impose comme un axe de transformation prioritaire pour de nombreux pays. Cependant, de nombreux défis liés aux données subsistent, ce qui limite l’adoption de l’IA à grande échelle.

Tirer profit des ressources en eau à l’ère de la transformation numérique

Le développement massif des sources et des traitements de données numériques, notamment le Big Data, ouvre la voie au déploiement de l’intelligence artificielle (IA) pour une gestion plus efficace des ressources en eau. L ’IA facilite notamment le croisement de données collectées en temps réel et de données dites paléo climatologiques, datant du millénaire dernier. Elle participe ainsi à la compréhension des flux hydriques et au déploiement desystèmes d’alerte précoces (early-warning systems), facilitant la prise de décision pour les gouvernements et opérateurs de l’eau.

Ainsi, les projets de recherche tels que ARCHES (« AI Research for Climate Change and Environmental Sustainability ») de l’INRIA, visent à développer des solutions efficaces pour prévoir les variations des ressources naturelles et accompagner les décideurs face au changement climatique. De grands acteurs du numérique tels que Google Research investissent également dans l’IA pour la prévision des crues, sécheresses et niveaux des eaux, visant à faciliter la mise en place de plans d’urgence par les États.

Par ailleurs, les chercheurs se penchent sur les avantages de la technologie dans la distribution et l’accès à l’eau potable. Son usage est de plus en plus plébiscité pour l’entretien prédictif des infrastructures. Dans certains pays, les fuites non détectées peuvent être responsables d’une déperdition de plus de 60 % d’eau potable.  Ainsi, anticiper les défaillances du réseau assurerait une réduction des coûts considérables pour les opérateurs . En parallèle, le traitement de données en temps réel ouvre la voie au développement de jumeaux numériques dans la gestion de l’eau. Cette technologie, qui permet la modélisation virtuelle des infrastructures, fluidifie les contrôles et le respect des contraintes réglementaires à toutes les étapes des systèmes d’eau potable et d’assainissement.

Des limites structurelles à surmonter

Malgré de nouvelles opportunités pour le secteur, l’adoption généralisée des nouvelles technologies au service de l’eau semble compromise. Dans certaines régions, l’efficacité des modèles se heurte à une limite majeure : la qualité, l’accessibilité et la représentativité des données. L’Organisation météorologique mondiale rapporte par ailleurs que moins de 60% des pays collectent et traitent les données liées aux ressources en eau. De ce fait, les algorithmes sont souvent développés à partir de données globales et non contextualisées, ce qui limite leur capacité à répondre aux spécificités hydrologiques et socio-économiques locales

Le récent article portant sur l’utilisation de l’IA pour la gestion des eaux de surface illustre ce défi. Dans les bassins non instrumentés ou les régions pauvres en données, les modèles IA risquent de sur-ajuster ou de produire des résultats physiquement incohérents, limitant leur capacité à généraliser les apprentissages (Gacu et al., 2023).

Pourtant, les initiatives en matière de collecte de données ne manquent pas. Par exemple, le programme international TRISHNA, porté par la France et l’Inde, utilise les données satellitaires pour affiner la mesure des températures de surface des sols et anticiper les risques de stress hydrique à l’échelle de la parcelle agricole. Malgré ces efforts, des barrières opérationnelles persistent. D’une part, de récentes études de terrain ont montré que l’absence ou le manque d’entretien des capteurs dans les zones reculées limite l’exactitude des modèles et freine le déploiement de l’IA dans les régions vulnérables. D’autre part, la mauvaise connectivité de certaines régions limite la transmission optimale des données captées vers les systèmes de gestion des ressources en eau (Eze et al., 2025).

À ces difficultés, s’ajoutent les manquements techniques le long du processus du traitement des eaux. Un article publié dans la revue Water en 2023 montre que le déploiement des systèmes de traitement de l’eau dans les pays en voie de développement est freiné par une collecte des données inégale et une perte d’information au cours du cycle de traitement de l’eau (Bulti & Yutura, 2023). Selon les chercheurs, ce déclin d’information témoigne des faiblesses des infrastructures en termes de gestion des données. Ainsi, une documentation systématique et rigoureuse des infrastructures et de leur fonctionnement reste un prérequis essentiel au succès de l’intégration de l’IA dans les opérations de gestion des ressources en eau.

Une Infrastructure 4.0 au service de nos ressources en eau

Pour atteindre les Objectifs de développement durable, l’infrastructure 4.0 émerge comme une réponse stratégique. Ce concept fait référence aux infrastructures intelligentes qui s’appuient sur la technologie et l’information pour offrir des résultats de haute qualité sur les plans environnemental, économique et social.

Pour les experts en matière de développement, cette transformation est avant tout systémique. Un rapport de la Banque Interaméricaine de Développement note que la transformation numérique implique la création ou la modification des processus métier, des cultures et des expériences client existants afin de répondre à l’évolution des exigences commerciales et du marché (Féry, 2022).

Afin d’optimiser cette transition, les membres du World Economic Forum Infrastructure 4.0 project community, suggèrent d’abord de favoriser l’accès aux données et leur usage. En particulier, les initiatives open data dans le secteur de l’eau constituent un progrès notable, mais demeurent insuffisantes face aux enjeux actuels et aux risques croissants liés à la protection des données. Il est donc essentiel de structurer les systèmes autour de politiques de données solides.

Cette intensification de l’usage des données nécessite également une transformation des compétences au sein des organisations.  Cela passe par la formation continue des équipes, l’acquisition de compétences solides en statistiques, mathématiques et science des données, ainsi que par le renforcement des capacités des unités informatiques des opérateurs. Les algorithmes d’IA ne remplaceront pas les savoirs humains, mais viendront plutôt les enrichir. Leur pertinence repose avant tout sur la capacité des professionnels du secteur de l’eau à interpréter les résultats générés, afin d’en tirer une réelle valeur opérationnelle.

Pour aligner les stratégies de financement sur ces nouveaux enjeux, les membres du World Economic Forum Infrastructure 4.0 project community recommandent également de prendre en compte, dans les cadres d’investissement, les risques liés à la cybersécurité (particulièrement critiques dans les pays en voie de développement) ou encore l’empreinte écologique de l’IA.

Le développement de l’infrastructure 4.0 ouvre ainsi la voie à des solutions technologiques capables de répondre aux besoins et capacités des pays dans la gestion des ressources en eau. A ce titre, des solutions de Machine Learning frugal apparaissent comme une piste prometteuse à explorer dans les contextes où les infrastructures numériques sont encore peu développées.

Enfin, des indicateurs, tels que l’indice de potentiel d’investissement en intelligence artificielle (AIIPI) développé par l’Agence française de développement (AFD), permettent aux professionnels, chercheurs et décideurs d’identifier les conditions favorables au déploiement de l’IA à grande échelle. Enfin, à l’image de la table ronde organisée par l’AFD « IA et gestion des ressources en eau – Opportunités et Défis », des synergies internationales entre experts du secteur de l’eau et acteurs du développement encouragent l’alliance vers le progrès technologique et l’atteinte de l’ODD 6.

Laura Landrein
Chargée de Mission
Guillaume Fery
Especialista sénior en el sector del agua