Sociétés, gouvernance et conflits

Comment le changement climatique amplifie les conflits sociaux en Asie du Sud

8 min

by

Dipayan Dey

Les violences intenses à Manipur, en Inde, constituent le dernier affrontement ethnique et conflit communautaire en date sur les fragiles terrains himalayens de l’Asie du Sud. Bien que la cause de cette agitation – et d’autres conflits avant elle – semble être la politique de contrôle territorial des ressources agricoles et écologiques dans la région, ses racines peuvent en fait être retracées jusqu’aux effets du changement climatique qui menacent la sécurité alimentaire, l’eau et les moyens de subsistance des communautés indigènes.

Des études confirment que la crise climatique a déclenché des conflits sociétaux en Asie du Sud, provoquant des flambées politiques fatales entre 2015 et 2020, avant qu’elles ne soient partiellement étouffées par la pandémie.

Les communautés agraires bangladaises des villages vulnérables aux inondations côtières se sont réinstallées à proximité des villes  et se sont livrées à une concurrence agressive pour des ressources en baisse. Nombre de ces réfugiés climatiques ont également franchi les frontières indiennes pour survivre, ce qui a exacerbé les motivations séparatistes religieuses le long de la frontière nord-est de l’Inde et du Bangladesh.

De telles escarmouches socio-écologiques s’étaient déjà produites en 2007 et 2008. Elles opposaient les communautés indigènes népalaises Madhesi aux communautés marginales indiennes d’agriculteurs et de pêcheurs, le long de la frontière indo-népalaise, et portaient sur des questions territoriales relatives à la rivière Kalapani.

L’indifférence sociopolitique vis-à-vis des droits de ces communautés agraires ultra-pauvres contribue aux affrontements. Mais l’autre raison principale du conflit est la dépendance de ces communautés à l’égard de services écosystémiques aussi précieux que vulnérables aux risques climatiques. Par exemple, les Madhesis dépendent du fourrage naturel dans les terres arides pour le pâturage du bétail et les agriculteurs dépendent de ces mêmes terres pour leur sol, ainsi que pour le poisson des eaux de crue.

Un très petit nombre d’études rigoureuses se concentrent sur la relation climat-conflit – davantage de données et de recherches sont nécessaires. Les quelques recherches disponibles suggèrent que les conflits interétatiques dans l’écorégion indienne de l’Asie du Sud sont exacerbés par l’évolution des questions de développement et des modes de consommation liés au changement climatique. Les défis environnementaux tels que la sécurité de l’eau et de l’alimentation, l’accessibilité de l’énergie et des ressources, ainsi que la détérioration des services écosystémiques due à la perte d’habitat, aggravent le piège de la pauvreté.

En 2017, l’UNFPA  (Fonds des Nations unies pour la population) a observé que les conflits sont aggravés par l’incapacité des instituts locaux et nationaux à résoudre les conflits liés à l’épuisement et à la dégradation des ressources naturelles.

Une crise similaire a ressurgi à travers les affrontements ethniques actuels et le bain de sang dans l’État de Manipur, au nord-est de l’Inde, entre la communauté Meitei et les tribus Kuki, bien que, malheureusement, le contexte climatique reste masqué dans tous les examens analytiques effectués jusqu’à présent.

Toutefois, à l’approche des élections générales en Inde, les partis ont, de manière opportuniste et méprisante, tiré des avantages politiques de ce conflit ethno-religieux. Le conflit a été décrit de diverses manières comme une vengeance sociopolitique, une intensification de la consommation d’opium et une insurrection dans l’État situé le long de la frontière entre l’Inde et le Myanmar. Mais certaines études et preuves montrent une dimension différente du conflit qui est entièrement basée sur la métamorphose de l’écologie politique de l’État, dans ce milieu climatique.

L’histoire du conflit du Manipur

Les communautés Meitei sont une ethnie mongoloïde d’origine tibétaine et myanmaraise, qui s’est d’abord installée dans les vallées verdoyantes et les marécages du Manipur au début du 19e siècle. Elles n’ont occupé qu’un dixième de la superficie totale de l’île, en s’appuyant sur leur économie agraire fondée sur la culture du riz et du poisson. Le reste de la région était occupé de manière éparse par 33 tribus montagnardes, dont les Kuki, les Mizo, les Zao et les Chins.

Il est intéressant de noter que les Meitei constituaient 57 % de la population de l’État, confinée dans la vallée du Manipur. Bien que l’agriculture se taille la part du lion dans le PIB de l’État et génère 27 à 30 % des emplois au Manipur, seuls 7,41 % de la zone géographique totale sont cultivables, dont 52 % dans la vallée. Cela indique clairement la pression démographique dans les vallées, qui accueillent 67 % de la population.

Parallèlement à la demande croissante de céréales alimentaires et à la réduction de la quantité de terres arables par habitant à cause du développement excessif de la vallée, la production de riz a fortement chuté après la pandémie en  raison d’un grave stress hydrique. Cette situation a entraîné une insécurité des moyens de subsistance et des migrations internes.

Des études (Fig-1) menées sur une période de 50 ans (1975-2024) indiquent que les implantations dans les hautes terres ont augmenté de 72 % depuis 1975, tandis que les implantations dans la vallée ont diminué de 14 %. En 2019, les cinq districts vallonnés du Manipur, à savoir Senapati, Tamenglong, Churachandpur, Chandel et Ukhrul, ont été divisés en neuf. Les données satellitaires (Fig – 2) révèlent que le couvert forestier central a diminué de 3,37 % au cours de cette période et que le taux net de déforestation a augmenté de 1,14 %. Mais il est toutefois difficile de dire s’il s’agit d’une migration des habitant(e)s de la vallée vers les hautes terres ou d’une intrusion de personnes extérieures à l’État du Manipur, car il n’y a pas eu de recensement en Inde depuis 2011.

L’angle climatique

Comme les habitant(e)s de la vallée du Manipur, les habitant(e)s des hautes terres ont été touché(e)s par des précipitations irrégulières et par le raccourcissement des cycles de leur méthode traditionnelle de culture sur brûlis, le « jhoom », qui permet de récolter les cultures plus souvent, mais qui a entraîné une forte baisse de la productivité globale des récoltes. Les températures plus élevées dans les collines ont forcé les habitant(e)s, y compris les agriculteurs/trices marginaux de Tamenglong, à se déplacer vers la fraîcheur des hauteurs pour pratiquer la culture du jhoom, où ils ont défriché davantage de zones forestières.

Les données relatives à la production agricole, publiées par le département agricole de l’État en 2021, révèlent que les districts des collines ont produit 24,8 % du total du riz cultivé dans l’État et ont récolté 350 tonnes de blé de plus que les vallées. Toutefois, les retours sur investissement étaient bien moindres en raison de l’accès limité au marché et d’une chaîne d’approvisionnement dérisoire. Après la pandémie, cette situation a ouvert la voie à une augmentation de la culture illégale du pavot dans les zones vallonnées, en particulier dans les jachères jhoom et même dans les forêts défrichées pour cela.

Grâce à l’augmentation des flux financiers, la superficie des terres utilisées pour la culture illégale du pavot entre 2019 et 2023 est passée de 1 853 à 6 742,8 acres. Une telle augmentation de la culture du pavot, nuisible pour l’environnement, s’explique probablement par les concentrations plus élevées d’opiacés dans le pavot, dues à l’augmentation des températures et des niveaux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, ce qui accroît la demande sur le marché de la drogue. Lewis Ziska, du Crop Systems and Global Change Laboratory du ministère américain de l’agriculture, a observé que l’augmentation du dioxyde de carbone atmosphérique multipliera par trois les concentrations de morphine dans le pavot d’ici à 2050 et par 4,5 d’ici à 2090, par rapport aux concentrations observées en 1960.

Le commerce illégal du pavot et d’autres matières biologiques, comme les noix d’arec, plusieurs plantes médicinales et même des échantillons de faune sauvage, s’effectue à travers le régime de libre circulation (FMR) de 16 km qui s’étend de part et d’autre des 1 643 km de la frontière internationale entre l’Inde et le Myanmar. Bien qu’il ait été introduit pour faciliter le libre passage des communautés indigènes, le FMR a été fermé par le gouvernement indien.

Feuille de route pour l’avenir

On peut en déduire que ces conflits sociétaux sont nés de la crise écologique aggravée par les impacts climatiques.

Toutefois, ce n’est pas seulement en Asie du Sud que la crise climatique constitue une menace pour la sécurité humaine et le développement. C’est également le cas dans d’autres parties du monde, avec l’apparition d’inégalités tant dans le Nord que dans le Sud.

Les insécurités liées à l’eau, à l’alimentation et aux moyens de subsistance sont les déclencheurs potentiels de conflits et sont causées par la fragmentation des habitats, la perte de biodiversité, les migrations climatiques et la vulnérabilité. Le terrain himalayen le long du foyer de biodiversité de l’Indo-Myanmar est particulièrement sensible aux changements potentiels de la saison et du régime de la mousson ou aux changements de température. La fonte des glaciers et de la neige dans l’Himalaya aura de graves répercussions sur les établissements et les habitats situés en aval.

Compte tenu des complexités géopolitiques et de la mosaïque socio-écologique unique de cette région, il est impératif que les plans de résolution des conflits soient participatifs et tiennent compte de la manière dont les communautés interagissent avec les écosystèmes, afin de permettre la coopération entre toutes les communautés touchées.

Dipayan Dey
Chef de projet, Forum sud-asiatique pour l'environnement