Économie, emplois et entreprises

Fracture numérique : accès à Internet et marché du travail post-pandémique

8 min

by

Filipe Lage De Sousa

L’accès à Internet s’améliore rapidement dans le monde entier. Mais la majorité des habitants des pays en développement sont toujours exclus du domaine des technologies numériques, et très peu d’entre eux ont accès à un Internet haut débit à un prix abordable. Cet article explore les répercussions sur les résultats du marché du travail et les réponses politiques potentielles. Du côté de la demande, les programmes éducatifs visant à améliorer les compétences cognitives et la culture numérique sont essentiels, tandis que du côté de l’offre, la technologie 5G offre une occasion de parvenir à une plus grande accessibilité pour tous, y compris les plus vulnérables et ceux qui vivent dans des zones reculées.

De nouveaux grands défis sont arrivés brusquement sur le marché du travail en 2020 lorsque la pandémie de Covid-19 a affecté l’activité économique à grande échelle dans le monde entier. Les travailleurs ont dû s’adapter rapidement à un nouvel environnement en utilisant les technologies numériques, une tendance qui pourrait devenir définitive. 

On s’attend à ce que ces changements favorisent les gains de productivité et, à terme, une plus grande efficacité économique. Les résultats préliminaires suggèrent que ces deux résultats pourraient se concrétiser : un pourcentage plus élevé de travail fait au moyen des technologies numériques et une amélioration de la productivité.

Mais ces changements pourraient également creuser les inégalités sociales. Comme on l’a observé, par exemple, entre les enfants ayant accès à l’apprentissage à distance et leurs camarades moins chanceux qui ne disposaient pas d’un appareil connecté à l’internet pour suivre les cours en ligne.

Sur le marché du travail, il existe déjà des inégalités entre les utilisateurs et les non-utilisateurs des services internet, et celles-ci pourraient s’accentuer. Les recherches indiquent que les travailleurs les plus instruits, les plus connectés et les plus compétents ont bénéficié de la plupart des avantages d’une utilisation accrue des technologies numériques. Comprendre et mesurer l’écart salarial entre ceux qui utilisent et n’utilisent pas Internet est une priorité sur le marché du travail.

Par exemple, une étude montre que les Brésiliens ayant un accès Internet ont bénéficié de salaires 20% plus élevés que ceux qui ne sont pas encore connectés au réseau international. Le développement d’Internet a progressivement réduit l’écart salarial entre les travailleurs connectés et ceux qui ne le sont pas encore, mais la différence persiste. D’autres résultats de recherche montrent un écart salarial lié à la connexion Internet dans d’autres pays en développement, qui varie de 18 % au Mexique à 30 % au Honduras.

La bonne nouvelle est que le pourcentage de personnes utilisant Internet à travers le monde est en augmentation. Quatre milliards de personnes étaient internautes en 2019, ce qui représente pour la première fois plus de la moitié de la population mondiale – comme le montre le graphique ci-dessous.

Source : Base de données des indicateurs mondiaux des télécommunications/TIC de l’UIT.

Si l’on compare les chiffres du monde en développement et du monde développé, le premier rattrape son retard, mais n’est encore qu’à mi-chemin. Selon l’Union internationale des télécommunications (UIT), 8 % des habitants des pays en développement avaient accès à l’internet en 2005, contre 53 % dans les pays développés. Quinze ans plus tard, ces chiffres sont passés à 44% pour les pays en développement et 87% pour les pays développés.

L’augmentation du nombre d’utilisateurs démocratise l’accès aux technologies numériques, mais il est prouvé que les travailleurs plus âgés ont tendance à souffrir davantage des inégalités salariales dues à l’utilisation d’internet. Les politiques publiques visant à une plus grande inclusion numérique devraient cibler ces travailleurs, car les plus jeunes peuvent avoir moins d’obstacles à franchir pour participer à un marché du travail utilisant davantage de technologies numériques.

Quant aux différences entre les femmes et les hommes, les nouveaux défis du travail à distance peuvent représenter une opportunité pour les femmes de démontrer leur capacité à concilier travail et famille, dans un même endroit et mieux que les  hommes. Mais la présence des femmes en ligne reste inférieure à celle des hommes. Dans les pays en développement, 40% des femmes utilisent Internet contre 49% des hommes – un écart plus important que dans les pays développés (86% des femmes contre 88% des hommes).

Indépendamment des caractéristiques inhérentes (telles que l’âge et le sexe) qui permettent ou empêchent les individus d’utiliser leurs compétences naturelles pour intégrer l’économie numérique, les travailleurs d’une économie moderne doivent posséder non seulement les compétences cognitives fondamentales de base, telles que la lecture, l’écriture et le calcul, mais aussi de nombreuses autres compétences non routinières et techniques.

Par exemple, selon la Banque mondiale, les emplois de demain exigeront des travailleurs qu’ils soient capables de comprendre des idées complexes (compétences cognitives supérieures non routinières), de travailler avec des logiciels (compétences en technologies de l’information et de la communication, ou TIC) et de travailler en équipe (compétences interpersonnelles et socio-émotionnelles non routinières).

En résumé, l’éducation devrait englober différents ensembles de compétences cognitives pour aider les travailleurs à prospérer sur le marché du travail du XXIe siècle. Avec de telles compétences, même les travailleurs des secteurs traditionnels, comme l’agriculture, peuvent bénéficier de l’accès Internet, comme on l’a vu au Niger, au Honduras et en Inde. La question n’est pas de savoir quel secteur aura besoin de ces compétences, mais comment les travailleurs pourraient être en mesure d’ajouter de la valeur à tous les secteurs grâce aux technologies numériques.

Pourtant, malgré l’expansion mondiale d’Internet, la qualité de l’accès varie considérablement. Par exemple, seuls 15 % des citoyens du monde ont accès à un internet haut débit abordable, selon la Banque Mondiale. Il est donc essentiel d’avoir des politiques axées sur l’offre.

Par exemple, la charge fiscale à laquelle sont soumis les consommateurs pour les services de téléphonie cellulaire et de haut débit tend à être plus élevée dans certains pays en développement. Si l’on considère les plus grands marchés de la téléphonie cellulaire et du haut débit, les consommateurs des pays en développement paient généralement des taxes plus élevées sur ces services qu’un consommateur américain – comme le montre le tableau ci-dessous.

Pays

Part des services de téléphonie mobile sur le marché mondial (2020)

Part des services haut débit sur le marché mondial (2020)

Taxe sur les charges (2019)

États-Unis

5.6%

10.1%

8.9%

Chine

22.2%

39.7%

0%

Indonésie

4.3%

0.9%

10%

Vietnam

1. 7%

1.3%

10%

Mexique

1.6%

1.7%

16%

Inde

14.7%

1.7%

18%

Turquie

1.0%

1.3%

25.5%

Brésil

2.6%

2.9%

40.2%

Source : Base de données des indicateurs mondiaux des télécommunications/TIC de l’UIT

La réduction des taxes est un moyen essentiel d’accroître l’accès à Internet pour les plus vulnérables et, en définitive, de lutter contre les inégalités salariales. Si l’on prend les États-Unis comme référence, six des sept pays en développement figurant dans le tableau pourraient réduire leurs taxes, ce qui profiterait aux travailleurs qui luttent pour s’adapter à un nouvel environnement de travail et aux technologies numériques.

La majorité des individus dans les pays en développement sont encore exclus des technologies numériques. L’adoption et la diffusion à grande échelle de la technologie 5G sont l’occasion de promouvoir une plus grande inclusion des personnes à tous les niveaux de revenus. Mais les appareils et les services doivent être accessibles à tous, y compris aux moins fortunés. Des taxes plus élevées empêchent ces personnes vulnérables et exclues de bénéficier des nouvelles technologies.

Les pays en développement suivent une voie différente de celle des pays développés pour l’introduction des services internet. Alors que ces derniers ont utilisé leur infrastructure de téléphonie fixe pour offrir des services internet, y compris dans les zones reculées, les pays en développement doivent partir de zéro, et leurs zones rurales souffrent d’une infrastructure médiocre à tous égards, notamment en matière de communications.

S’il s’agit d’un inconvénient, c’est aussi une opportunité de mettre en œuvre des technologies sans fil pour favoriser l’accessibilité, même à ceux qui se trouvent dans des zones reculées. Mais les nouvelles technologies nécessitent de gros investissements, et la participation du secteur privé est essentielle. Les politiques des pays en développement en matière d’internet à haut débit abordable doivent établir des partenariats public-privé (PPP) afin de garantir des services de qualité pour tous les citoyens, en particulier les plus vulnérables.

Les politiques conçues pour réduire le coût de l’accès à l’internet peuvent augmenter le nombre d’utilisateurs, mais ces derniers doivent avoir une culture numérique. Du côté de la demande, les politiques devraient promouvoir l’alphabétisation numérique, afin que les compétences informatiques s’harmonisent entre tous les travailleurs, en particulier les plus âgés, mais ces compétences devraient couvrir un spectre plus large, car les travailleurs doivent être capables d’utiliser Internet de manière avisée.

Un accès Internet à haut débit abordable financièrement est essentiel pour réduire les inégalités entre ceux qui se trouvent au sein du réseau mondial et ceux qui en sont exclus. Cela ne sera possible que si les pays en développement introduisent des partenariats public-privé (PPP) pour mettre en œuvre des technologies sans fil afin d’atteindre les zones rurales éloignées où les niveaux de pauvreté sont plus élevés. Les pays en développement ne pourront pas bénéficier des dividendes du numérique, qui se traduisent par des niveaux de productivité et d’efficacité économique plus élevés, si les travailleurs sont toujours confrontés à des obstacles plus importants qui les empêchent d’accéder à l’ère numérique du 21e siècle, tant du côté de la demande que de l’offre.

 

Filipe Lage De Sousa
Professor, Universidade Federal Fluminense