Après deux décennies d’interventions européennes et américaines associant sécurité et développement dans les États fragiles, le bilan s’avère mitigé. Si les projets atteignent souvent leurs objectifs immédiats, leur impact sur la stabilité et la gouvernance reste limité. Face à ce constat, les auteurs plaident pour une approche plus modeste et ancrée dans les réalités locales, remettant en question le paradigme des interventions « globales » qui a prévalu depuis les années 1990.
Les départs précipités des troupes américaines d’Afghanistan en 2021, puis françaises du Sahel en 2022, ont semblé marquer la fin d’un cycle, ouvert dans les années 1990 avec le conflit somalien, qui a vu la multiplication des interventions « globales » alliant sécurité et développement dans les États dits « fragiles ». Quelles leçons tirer de ces deux décennies d’interventions associant action armée et projets de développement ?
Des résultats effectifs, des impacts limités
Sur le papier, les objectifs seraient atteints. En effet, l’analyse statistique de nombreuses évaluations d’agences de développement établit que les projets menés dans les zones de conflits aboutissent à des résultats proches de ceux escomptés, même dans les environnements de violence soutenue. Ainsi entre 2012 et 2022, les notations à l’achèvement des projets de la Banque mondiale par le Groupe d’évaluation indépendant (IEG) sont peu inférieures dans les environnements fragiles ou affectés par des conflits (3.8/6) qu’en moyenne (4.0/6).
Pourtant, de récentes études d’impact menées sur des terrains de fragilité semblent dire tout autre chose. Ainsi une synthèse de 315 évaluations de projets en Afghanistan, au Mali et au Sud Soudan conclut de manière tranchée que « l’aide n’améliore ni la stabilité, ni les capacités, ni la gouvernance des contextes extrêmement fragiles ».
Dans le même esprit, une évaluation d’un programme de transferts de fonds au Niger illustre bien la limite sur laquelle butte l’action de développement : les indicateurs de transferts sont jugés positifs et conformes aux attentes, mais, dans le même temps, le niveau de conflictualité a significativement augmenté.
Pourquoi cette différence entre résultats et impacts ?
L’intervention en situation de crise peut être schématiquement divisée en deux phases. La première vise des réalisations concrètes pour les populations, généralement sous forme de « services publics » : petites infrastructures économiques, infrastructures sociales, hydraulique, services, création d’entreprises. La seconde phase, quant à elle, vise la réduction du conflit, en redonnant des opportunités aux acteurs locaux et en relégitimant les institutions, afin de restaurer la confiance des collectifs et des citoyens.
Cette seconde étape est particulièrement complexe à réaliser puisqu’elle se heurte à l’intangible des motivations individuelles et collectives : les questions de légitimité, de confiance, de ressentiment, d’identité et de loyauté. Dans cette étape, ce sont les paramètres des situations locales, espérés ou inattendus, qui déterminent l’impact des projets, dans ce que Olivier de Sardan appelle la « revanche des contextes ».
Des contextes mal connus ?
Les agences d’aide ont parfaitement diagnostiqué la nécessité d’une connaissance approfondie des contextes préalable à l’action. Par conséquent, les acteurs extérieurs ont bénéficié entre 1990 et 2022 de moyens d’analyse importants, d’un accès privilégié à l’expertise et d’une production internationale de connaissance considérable. Cependant, l’importance géopolitique des situations afghane et sahélienne a entraîné une remontée du niveau de décision au sein des institutions internationales, éloignant, de fait, les acteurs de terrain. La connaissance contextuelle, peu quantifiable et transmissible par nature, n’est pas suffisamment remontée au sein de chaines décisionnelles, ce qui a alimenté une exclusion progressive de celle-ci au profit d’une connaissance internationale plus standardisée, quantitative et tournée vers les solutions.
La concurrence des cohérences
Enfin, les programmes de développement dans les zones de conflit pâtissent du dilemme des cohérences. Depuis 30 ans, les institutions internationales visent la cohérence des politiques de développement à 4 niveaux : intraministériel, pour coordonner les programmes concernant un même pays-cible ; interministérielle, pour accorder l’action des ministères d’un donneur ; entre les agences des donneurs d’aides ; mais également entre donneurs et besoins des pays récipiendaires.
Mais ces niveaux de cohérence entrent en tension selon la priorité qui est donnée à chacun d’eux. Les interventions intégrées ou globales de type « 3D » (Diplomatie, Défense, Développement) ont ainsi donné la priorité à la cohérence interministérielle au sein des pays donneurs, en partie au détriment de l’alignement entre les priorités locales et celles des donneurs , ainsi que des intervenants extérieurs.
De plus, les politiques de sécurité et de développement ne se situent pas au même niveau de priorité politique. La réalité des terrains mentionnés a plutôt été celle d’une subordination des politiques de développement à une politique sécuritaire, les premières étant relégué au rôle d’outil pour gagner les « cœurs et les esprits ».
Vers un nouveau paradigme ?
Dans les situations de conflit, ce sont les situations locales qui déterminent l’effet des actions de développement et non l’inverse. Cela signifie que l’aide au développement dans les situations de fragilité est un « outil faible », aux résultats incertains, dominé par les dynamiques politiques, sociales et sécuritaires. Le premier enseignement à en tirer est sans doute une réduction des ambitions transformationnelle de l’aide.
Le second enseignement est que la cohérence entre les multiples acteurs des situations de conflit doit être recherchée avant tout au niveau du terrain. En effet, une forte cohérence au niveau d’un pays donneur entraînera, bien souvent, un écart d’alignement avec les institutions du pays en conflit. Par conséquent, il faut rechercher une cohérence au niveau des institutions locales qui coordonneront ainsi plus efficacement l’ensemble des acteurs extérieurs.
Enfin, l’aide dans les conflits doit réellement s’appuyer sur une information approfondie portée par les acteurs locaux. Cela nécessite un renversement des chaînes de redevabilité et des centres de décision, même si celle-ci est difficile à obtenir. Bien que risquée, une approche basée sur une redevabilité classique et les savoirs locaux reste préférable à une standardisation vouée à l’échec.