Environnement, énergie et nature

Les scénarios pour atteindre les cibles du cadre mondial de la biodiversité

6 min

by

Julien Calas and Julie Maurin

La perte de biodiversité présente un risque majeur de déstabilisation de l’économie mondiale. C’est ce que démontre le Réseau pour le Verdissement du Système Financier (NGFS), qui a récemment élaboré un cadre conceptuel pour analyser et prévenir ce risque. Les scénarios sur lesquels s’appuient ces travaux présentent néanmoins des limites que nous proposons de dépasser, notamment en intégrant les services écosystémiques dans l’évaluation et en adoptant une posture de science ouverte.

Au cours des dernières années la prise de conscience que la perte de biodiversité pourrait porter atteinte à la stabilité des prix et des systèmes financiers s’est fortement accélérée. Des études de cas au Brésil, aux Pays-Bas, en France et en Malaisie ont révélé que des pans importants des actifs détenus par les banques (entre 36 % et 54 % selon les études) dépendaient fortement de la stabilité d’au moins un service rendu par les écosystèmes. Ces travaux ont également souligné que des parts notables d’actifs financiers exerçaient des pressions importantes sur la biodiversité. Ces pressions sont telles qu’il y a un risque de perte de valeur financière, que ce soit en raison de politiques, de changements de comportement chez les citoyens responsables, ou de la concurrence d’entreprises innovantes visant à réduire les pressions exercées sur la nature.

Par conséquent, il devient impératif d’agir rapidement en explorant des approches novatrices, tout en améliorant la collecte de données sur la biodiversité, afin de mieux comprendre les défis économiques et les répercussions financières qui en découlent. C’est dans ce contexte que le Réseau pour le Verdissement du Système Financier (NGFS) a publié au mois de septembre son cadre d’analyse des risques financiers liés à la dégradation de la nature. Composé de banques centrales et de régulateurs financiers, le NGFS cherche à améliorer l’intégration des risques liés au changement climatique et à l’environnement, dans les modèles de prévision des banques centrales et des autorités de régulation.

Des scénarios pour évaluer les risques financiers liés à la nature

Ce nouveau cadre d’analyse donne aux membres du NGFS les bases conceptuelles fondées sur la science et sur un langage commun, pour commencer à évaluer et intégrer ces risques. Conscients de la nature sans précédent de ces nouveaux périls dans l’histoire de l’humanité, les opérateurs ont rapidement compris que l’observation des expériences passées des marchés financiers ou la simple extrapolation des tendances actuelles ne suffiraient pas. Ainsi, le NGFS préconise l’évaluation des risques à travers différents scénarios de futurs possibles. Ce sont ces scénarios qui permettent d’établir les célèbres « stress-tests » visant à apprécier la capacité de résilience des systèmes financiers face à la dégradation de la nature, ou aux mesures destinées à prévenir la déstabilisation de la vie sur la planète.

Différentes hypothèses d’évolutions possibles de la biodiversité sont ainsi formulées, afin de projeter comment celles-ci pourraient affecter les systèmes financiers (scénarios de risque physiques). D’autres scénarios concernent les changements à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs du nouveau cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal (CMB), conclu en décembre 2022 (scénarios de risque de transition). En vertu de ce pacte, les pays signataires de la Convention sur la diversité biologique des Nations Unies devront élaborer de nouvelles trajectoires nationales de développement durable et de protection du vivant. Ces trajectoires devraient viser à transformer de multiples secteurs économiques afin d’enrayer la perte de biodiversité d’ici à 2030 et d’entamer sa reconstitution d’ici à 2050.

Des limites importantes

Or, il se trouve que les scénarios globaux et quantitatifs de la biodiversité mondiale rencontrent de nombreuses limites.

On ne trouve, par exemple, pas de scénarios de risques physiques permettant de projeter la dégradation non-linéaire1 de la biodiversité et des services écosystémiques qu’elle rend, selon différentes trajectoires de développement socio-économiques. En effet, l’humanité exerce des pressions sur les écosystèmes, pouvant conduire à des changements irréversibles. Or, la disparition de ces pressions ne conduit pas systématiquement au rétablissement complet du système, mais peut parfois donner lieu à l’établissement d’un écosystème alternatif. Les rares tentatives que nous avons identifiées pour mesurer les conséquences des politiques de transition sur les services rendus par la nature demeurent opaques. De plus, elles ne prennent pas en considération la possibilité d’éventuels dépassements de points de bascule, suivis d’effondrements des écosystèmes.

Par ailleurs, les scénarios ne traitent en général que des risques de transitions. Ils n’intègrent pas d’éventuelles rétroactions liées aux changements induits par les scénarios. Par exemple, même si un scénario prévoit des changements drastiques de sobriété ou une dégradation massive de la biodiversité, la croissance économique des pays n’est pas impactée en conséquence. De plus, les cibles du CMB n’étant pas définies à l’échelle régionale ou des pays, les modélisations de l’effort à fournir pour opérer la transition des économies sont très différentes en fonction des scénarios, ce qui influence considérablement les résultats. Par exemple, dans certaines études, la cible qui consiste à protéger 30 % des surfaces terrestres sera appliquée différemment en fonction des pays, certains sauvegardant plutôt des zones riches en biodiversité, d’autres incluant des zones désertiques dans leur part d’aires protégées. Enfin, certains aspects cruciaux de la biodiversité, tels que la diversité génétique et la diversité des sols, sont souvent négligés dans certaines modélisations qui se limitent à évaluer seulement l’abondance des mammifères et des oiseaux.

Des pistes pour agir dès maintenant

Au regard de ces limites, le NGFS vient de publier des recommandations pour agir sans attendre que la science ait produit des modèles globaux d’évolution de la biodiversité et des services écosystémiques.

Pour ce faire,  nous conseillons à tous les acteurs de multiplier les approches de collecte, de publication ouverte et de distribution des données de biodiversité, y compris les approches non-conventionnelles (crowdsourcing de données, données satellitaires, enquêtes auprès des ménages et des entreprises, etc.), pour alimenter les futurs modèles tout en garantissant la reproductibilité des analyses.

L’absence de projections sur la dégradation des services rendus par les écosystèmes et la matérialisation de risques physiques pour le secteur financier ne doit pas être un prétexte à l’attentisme. Il est possible d’utiliser le cadre d’analyse de l’écart de soutenabilité environnementale (ESGAP) pour élaborer des scénarios physiques à court terme. Il permet de déterminer si les pays se rapprochent ou non d’un mode de fonctionnement sûr pour l’économie et estiment, par conséquent, le risque de rencontrer un point de basculement.

En ce qui concerne l’anticipation des risques financiers liés à la réduction des pressions sur la biodiversité, il est possible d’adapter les travaux récents sur l’analyse des risques de transition pour le changement climatique. Cela implique de comparer les secteurs économiques selon les pressions qu’ils exercent sur la biodiversité et compte tenu du biome dans lequel ils se produisent. Tous ces axes de recherches sont actuellement explorés par différentes équipes et devraient produire de nouveaux résultats utiles pour la communauté financière dans les prochaines années.

Ainsi, la complexité des enjeux liés à la biodiversité exige une action immédiate et novatrice de la part de toutes les parties prenantes, tant sur le plan de la collecte de données que de l’élaboration de scénarios de risques financiers. Face à l’urgence de la situation, il est impératif de multiplier les approches collaboratives et d’explorer des solutions dynamiques afin d’appréhender au mieux les défis économiques et financiers induits par la dégradation de la nature. Seule une action concertée de science ouverte, guidée par une compréhension approfondie des risques, permettra d’atteindre les ambitieuses cibles du cadre mondial de la biodiversité, préservant ainsi la stabilité des systèmes financiers et l’avenir de notre planète.

  1. Cuando la degradación de un ecosistema es mayor que la suma de las degradaciones de sus partes ↩︎
Julien Calas
Chargé de recherche, AFD
Julie Maurin
Analyste biodiversité, AFD