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L’industrie de la culture d’algues face aux problèmes génétiques

7 min

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Elizabeth Cottier-Cook, Nidhi Nagabhatla and Louise Shaxson

La subsistance de plus de six millions de petits exploitants agricoles dans 48 pays dépend des algues marines. Cet article décrit ce qui se passe actuellement dans cette industrie peu connue et explique le potentiel des algues en tant que « culture miracle » qui pourrait contribuer considérablement à la réalisation des principaux objectifs de développement. Mais comme l’industrie mondiale de la banane, la production d’algues repose sur une diversité génétique très limitée. Cette situation est de plus en plus problématique, car le changement climatique affecte les lieux où les algues sont cultivables, avec de graves conséquences pour certaines des familles les plus pauvres du monde et qui vivent dans des communautés côtières.

Le monde est en train de prendre conscience du potentiel des algues marines. Depuis les années 1950, la production d’algues a explosé, passant d’un demi-million de tonnes par an à plus de 35 millions de tonnes aujourd’hui, soit une multiplication par 15 en un peu plus d’un demi-siècle. La valeur totale du marché mondial des algues est estimée à 15 milliards de dollars.

Les différents types d’algues marines ont des utilisations différentes. Certaines servent d’aliments de base dans de nombreux pays asiatiques, mais les algues dites « rouges » produisent du carraghénane, un agent gélifiant largement utilisé dans les industries alimentaire, pharmaceutique et de beauté. Elles peuvent contribuer à absorber le carbone dans les océans, à réduire la quantité de méthane émise par le bétail, à remplacer les dérivés des combustibles fossiles par des alternatives telles que les bioplastiques et les biocarburants, et à fournir des « aliments fonctionnels » qui apportent des nutriments essentiels à une alimentation saine. Pas étonnant que l’on parle des algues comme d’une culture miracle.

Mais ces chiffres apparemment positifs masquent deux problèmes importants dans l’industrie des algues. Le premier est que, comme l’industrie mondiale de la banane, la production d’algues rouges repose sur une diversité génétique très limitée.

Alors qu’il existe de nombreuses variétés de bananes (pas moins de 84 variétés rien qu’en Ouganda), l’industrie mondiale a continué à s’appuyer fortement sur une seule, la Cavendish, curieusement cultivée pour la première fois dans la serre d’un manoir anglais. La production commerciale de bananes a été anéantie dans les années 1950 par une fusariose du bananier appelée maladie du Panama. La variété Cavendish s’est avérée résistante à ce champignon particulier et a donc été plantée partout, mais elle s’avère très sensible à une nouvelle souche apparue dans les années 1990.

Comme les bananes, les algues sont très faciles à cultiver. Coupez quelques tiges de la récolte précédente et attachez-les à une corde ancrée au fond de la mer. Après environ 45 jours, vous êtes prêt à récolter et le cycle se répète.

Mais comme pour les bananes, ce que vous avez cultivé est génétiquement identique à son parent. Les algues se reproduisent par voie sexuée, ce qui accroît la diversité génétique, mais cela doit se faire en laboratoire pour éviter que les semis ne soient emportés par les courants marins.

Comme cette multiplication végétative est si facile et que l’algue rouge résiste bien au transport sur de longues distances, un commerce mondial de jeunes plants s’est rapidement établi dans les années 1950. Il a d’abord pris son essor en Indonésie, avant de se répandre en Chine, au Japon, en Corée et aux Philippines, puis dans d’autres pays comme la Tanzanie.

Comme pour l’industrie de la banane, seules quelques espèces ont été exploitées pour établir des plantations commerciales. Et comme l’industrie de la banane, l’industrie mondiale des algues rouges est génétiquement uniforme.

Ce n’était pas un problème jusqu’à ce que le changement climatique commence à affecter la production d’algues. Le réchauffement des eaux provoque un stress chez les algues et les rend plus sensibles aux parasites et aux maladies. À Zanzibar, par exemple, la température maximale enregistrée dans les eaux côtières est passée de 31oC en 1990 à 38oC en 2020. La valeur de la récolte d’algues en Tanzanie a diminué, passant de 4,3 millions de dollars américains en 2015 à 2,4 millions entre 2016 et 2020.

L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture se penche depuis de nombreuses années sur la production de bananes, mais jusqu’en 2021, aucun organisme international ne supervisait la santé des algues. Il n’existait pas non plus de réglementation mondiale sur la manière dont les propagules d’algues marines devaient être échangées afin de promouvoir la mise en place de cultures saines, de maintenir la diversité génétique, y compris au sein des populations sauvages, et de réduire le risque d’introduction de parasites et de maladies dans de nouvelles régions.

Le deuxième problème est que les algues sont souvent cultivées par certaines des personnes les plus pauvres des communautés côtières. La subsistance de plus de six millions de petits exploitants d’algues marines et de leurs familles, répartis dans 48 pays, dépend en partie ou en totalité des algues marines. Mais ils ont du mal à faire face aux effets du changement climatique.

Les algues sont une culture intéressante pour les agriculteurs pauvres, car elle ne nécessite que quelques intrants bon marché : des cordes et des chevilles en bois, des liens en plastique pour attacher les plants aux cordes et un endroit pour les faire sécher. Comme les algues nécessitent peu d’investissements initiaux et qu’il ne faut que 45 jours entre la plantation et la récolte, c’est une culture idéale pour celles et ceux qui ont peu d’autres possibilités de revenus.

Aux Philippines, les algues ont assuré la subsistance de plusieurs générations d’agriculteurs. Ailleurs, les algues se conjuguent avec la pêche, la récolte de coquillages, une certaine agriculture terrestre et le petit commerce. Mais comme en Tanzanie, le changement climatique oblige de nombreux agriculteurs à réévaluer s’ils peuvent continuer à cultiver les algues.

Cette situation risque particulièrement de toucher les agricultrices : la culture des algues est souvent une affaire de famille, les femmes apportant une contribution tout aussi importante à la plantation, au nettoyage et au séchage. Mais à mesure que la production d’algues se déplace vers des eaux plus profondes et plus fraîches, elle implique l’utilisation de bateaux et la capacité de nager – deux conditions souvent hors de portée des femmes qui ont soit du mal à contracter des prêts pour acheter un bateau soit qui, pour des raisons culturelles, n’ont jamais appris à bien nager.

Le changement climatique risque également de toucher de manière disproportionnée les agriculteurs les plus pauvres. Ceux-ci cultivent souvent les algues sous contrat avec des agriculteurs plus importants, en acceptant les prix qu’ils peuvent obtenir.

Les programmes gouvernementaux ont tendance à négliger systématiquement les femmes et les agriculteurs les plus pauvres, pour privilégier les exploitants les plus aisés. Cela signifie que les informations essentielles sur la manière de cultiver les algues de manière durable ne parviennent pas à ceux qui pratiquent réellement l’agriculture.

Une industrie durable des algues rouges pourrait contribuer grandement à la réalisation de quatre des objectifs de développement durable : ODD 5 (égalité des sexes), ODD 8 (travail décent et croissance économique), ODD 13 (changement climatique) et ODD 14 (ressources marines). Mais pour ce faire, il faut transformer l’ensemble du système, en tirant rapidement les enseignements de l’industrie bananière.

Les petits exploitants d’algues doivent être en mesure de replanter des plants génétiquement diversifiés et biosécurisés. Cela signifie qu’il faut créer des biobanques pour maintenir la diversité génétique et sélectionner des cultivars améliorés. Il faut donc rechercher les lieux où la diversité génétique existe dans la nature et trouver comment la reproduire.

Mais cela implique également un effort plus large pour comprendre qui sont exactement les producteurs d’algues et quels sont les risques économiques et environnementaux auxquels ils sont confrontés. Il s’agit d’encourager le développement de produits alternatifs à base d’algues afin que les producteurs ne dépendent pas uniquement de la volatilité des prix des carraghénanes et puissent réaliser des investissements à plus long terme leur permettant de gérer leurs risques de manière durable. Et cela signifie qu’il faut mettre l’accent sur la traçabilité des produits à base d’algues, en utilisant des mécanismes tels que la blockchain pour reconnaître et récompenser les stratégies de production d’algues durables, inclusives et sensibles au genre.

C’est un programme ambitieux mais essentiel si l’industrie mondiale des algues marines veut réaliser son potentiel considérable.

 

Elizabeth Cottier-Cook
Professor, University of the Highlands and Islands (UHI)
Nidhi Nagabhatla
Senior Fellow, United Nations University – CRISBelgium
Louise Shaxson
Previous Director of the Digital Societies programme, ODI