Économie, emplois et entreprises

Quelles menaces pour la croissance économique en Amérique latine ?

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Daniel H. Vedia-Jerez

Ces dernières années, la croissance économique a été plutôt faible dans de nombreux pays d’Amérique latine. Les auteurs de cet article rassemblent des données qui peuvent expliquer les perturbations à l’origine de ce déclin, et présentent les cinq futures priorités des décideurs politiques dans les années à venir.

Les économies des pays d’Amérique latine ont connu un taux de croissance annuel du PIB de 3% sur les 15 dernières années. Cette croissance est bien plus lente que dans les autres régions en développement : 6,9% en Asie du Sud et 5,1% en Afrique sub-saharienne. Sur cette période, les PIB de presque 80% des pays d’Amérique latine sont le résultat de la croissance démographique et non de la productivité : respectivement 78% et 22%.

Entre 2000 et 2015, la productivité dans la région n’a augmenté que de 0,6%, l’une des pires performances du monde. Or il est clair que si la productivité ne s’améliore pas, la croissance sera menacée par trois forces perturbatrices.

La première est la baisse de la fécondité. Les estimations des Nations Unies montrent que le taux de fécondité en Amérique latine a fortement diminué au cours des 15 dernières années, passant de 2,7 enfants par femme à 2,1. À terme, cela a ralenti la croissance et diminué la main-d’œuvre.

Dans les décennies à venir (2020 et 2030), le taux de croissance de l’emploi devrait chuter de plus de moitié, s’établissant à seulement 1,1% par an, l’un des taux les plus bas des régions en développement. Si la productivité n’augmente pas, la croissance du PIB en Amérique latine sera affaiblie de 40% au cours des 15 prochaines années.

La deuxième menace est la fin, en 2011, du « super cycle des matières premières » qui alimentait jusque-là la croissance du PIB, surtout dans les Andes (taux de croissance annuel de 4,5%). Bien sûr, l’Amérique latine continuera de profiter de ses ressources abondantes, mais le contexte actuel exige une évolution vers l’utilisation plus efficace de ces ressources dans d’autres secteurs. La faiblesse actuelle des taux de croissance et les contraintes institutionnelles vont gêner de tels changements structurels.

La troisième perturbation est le risque du protectionnisme qui pourrait nuire aux flux commerciaux dans la région et avoir des répercussions négatives sur la croissance du PIB. Cela s’applique surtout aux échanges avec les États-Unis, qui sont le plus gros marché d’exportation pour l’Amérique latine (45% des exportations de la région) et qui constituent 32% de ses importations. L’Amérique centrale et le Mexique sont particulièrement dépendants du commerce avec les États-Unis.

Pour contrer la menace qui pèse sur la croissance, nous voyons cinq priorités pour les années à venir :

Compétitivité et productivité

D’abord, la région doit développer des activités à forte valeur ajoutée dans les filières prioritaires en supprimant les obstacles à la compétitivité. Aujourd’hui, les secteurs les plus  productifs d’Amérique latine (par rapport aux mêmes secteurs aux États-Unis) représentent moins de 20% de l’emploi total dans la région. En moyenne, les travailleurs latino-américains produisent 25% de ce que produisent les américains. Les secteurs encore moins productifs sont le pétrole, l’exploitation minière et le service public.

Numérisation et automatisation

Les économies latino-américaines doivent s’engager totalement dans le processus de numérisation et d’automatisation actuel. Selon les Indicateurs de développement de la Banque Mondiale, la région n’investit qu’environ 0,8% du PIB dans les activités de recherche et développement. En comparaison, la moyenne est de 2,4% dans les pays de l’OCDE et de 1,8% en Chine.

Nous croyons que près de la moitié des heures travaillées à plein temps en Amérique latine pourraient être automatisées. La productivité augmenterait, mais il faudrait instaurer des mesures pour aider les travailleurs à acquérir les compétences nécessaires aux nouveaux types d’emplois au fur et à mesure de la transition.

Les sociétés de la région doivent passer au numérique : étendre le haut-débit en général, mais surtout connecter les zones rurales et améliorer la connaissance technologique des générations les plus âgées. Le plus grand défi est sans doute la mise en œuvre de politiques éducatives pour de nouveaux types d’emplois.

Internet permet également la multiplication des échanges de marchandises entre les entreprises en Amérique latine. Par exemple, les données d’eBay montrent qu’au Chili 100% des vendeurs en ligne exportent, vers une moyenne de 28 marchés différents. C’est loin des 18% des entreprises chiliennes hors-ligne, qui exportent la plupart du temps vers seulement deux marchés.

Les pays d’Amérique latine comptent certains des niveaux d’urbanisation les plus élevés au monde mais aussi l’un des niveaux de numérisation les plus bas. Comme l’urbanisation joue un rôle important dans l’explication de la demande en produits numériques, la région pourrait tirer parti de ses hauts niveaux d’urbanisation pour améliorer la numérisation.

Éducation et compétences

Pour relever les défis créés par la pression sur le marché du travail, les pays de la région doivent apporter aux apprenants des compétences techniques. Cela se fera grâce à une meilleure éducation et en faisant mieux correspondre lesdites compétences à celles demandées par les entreprises.

Selon McKinsey, 40 à 50% des employeurs en Amérique latine citent le manque de compétences comme raison principale des postes vacants au bas de l’échelle. Par exemple, la qualité de l’éducation dans la région est restée quasi stable entre 1999 et 2012. L’indicateur dans la région est passé de 78 à 79, tandis que les pays d’Asie sont passés de 86 à 93, et les pays développés de 92 à 94.

D’autres recherches indiquent que le principal obstacle au développement dans la région est le faible niveau d’aptitudes cognitives, moins élevé qu’en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Les recherches de l’UNESCO montrent qu’en 2001, la fréquentation scolaire en Amérique latine était de 13 années, contre 8,6 en Asie du Sud et de l’Ouest, 7,1 en Afrique sub-saharienne et 9,5 dans tous les pays en développement. Pourtant, ces investissements dans le capital humain ne se sont pas traduits par des schémas de croissance clairs.

Non seulement le faible niveau des résultats scolaires explique le manque de croissance en Amérique latine par rapport aux autres régions du monde, mais il explique aussi en grande partie les variations des performances économiques dans les pays de la région.

L’arrivée d’un plus grand nombre de femmes sur le marché du travail aiderait à atténuer la pression qui pèse sur celui-ci et stimulerait la croissance du PIB à court terme. Nous croyons que l’évolution vers une plus grande égalité des sexes, et donc en particulier l’augmentation du nombre de femmes sur le marché du travail, pourrait accroître le PIB en 2025 de 14% de plus que ce qui est envisageable au rythme actuel du progrès.

Macroéconomie et institutions

Une stratégie de croissance inclusive et durable nécessite de consolider les fondamentaux macroéconomiques et d’investir dans le capital et l’infrastructure qui permettent la croissance de la productivité. À l’exception de l’Argentine et du Venezuela, l’Amérique latine a de solides fondamentaux macroéconomiques, mais sa vulnérabilité budgétaire augmente, en particulier la dette publique.

En raison de la flambée des prix des produits de base qui a commencé en 2003-2004 et a duré environ dix ans, un changement important dans la structure des exportations des produits primaires a été mis en œuvre, notamment pour le pétrole et le gaz. Ce processus a été renforcé par l’augmentation des exportations vers la Chine, devenue un partenaire commercial majeur de l’Amérique latine après 2007-2009.

Après la flambée des prix des produits de base, l’apparition de la volatilité des termes de l’échange a influé sur le taux de change, ce qui a eu des répercussions sur l’investissement. Les chocs de prix des produits de base influent aussi sur le coût des emprunts étrangers et sur la capacité à assurer le service de la dette. L’excédent initial pendant le boom (2003-2004) a été suivi par un déficit pendant la crise (2013-2015). Le premier effet a été pro-cyclique et les effets contra-cycliques sont arrivés par la suite.

En termes de volatilité macroéconomique, un rapport note l’hétérogénéité considérable des performances économiques entre les pays. Par rapport aux années 90, la volatilité a baissé en Amérique latine (sauf en Argentine, au Paraguay et au Venezuela). Mais elle reste fortement associée à une faible croissance et aux chocs extérieurs, et la volatilité macroéconomique dans la région reste supérieure à celle des pays développés.

Changement climatique

Enfin, les projections indiquent que d’ici le milieu du siècle, en Amérique latine, les températures augmenteront de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Cela entraînera entre autre la modification des régimes de précipitation, la forte augmentation des températures extrêmes, de plus grands risques de sécheresse et l’accroissement de l’aridité.

Ces événements climatiques extrêmes sont de plus en plus fréquents et intenses à cause du réchauffement climatique. La banque interaméricaine de développement estime que les dégâts associés aux impacts d’une augmentation de 2 °C dans la région pourraient coûter presque 100 millions de dollars par an d’ici 2050.

Le changement climatique réduira aussi le rendement agricole, l’élevage et la pêche. La modification des aires de répartition des espèces menace la biodiversité terrestre et le risque de dégradation de la forêt tropicale amazonienne en raison du réchauffement continu est important. Mais la CEPALC (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) indique que l’Amérique latine est une région disposant d’un vrai potentiel d’augmentation de la production de biocarburants.

Il est malheureux que de nombreux pays de la région n’aient pas renforcé leurs systèmes de production alimentaire, très vulnérables aux variations climatiques et aux sécheresses, aux inondations et autres catastrophes naturelles. Si cette tendance continue, il est certain que les décennies à venir verront un afflux massif vers les villes, ce qui affectera particulièrement les populations les plus pauvres.

 

Daniel H. Vedia-Jerez
Research Fellow for Growth and Strategic analysis at ECONRES