Partout dans le monde, les activités humaines et au changement climatique mettent sous pression les zones humides, et leur incroyable richesse s’estompe dans la mémoire collective. Cette étude met en évidence le fait que de nombreux jeunes d’Afrique de l’Ouest ne voient que l’ombre de la biodiversité dont se souviennent les générations précédentes. Sans une action urgente dans toute la région, les moyens de subsistance liés à ces zones précieuses pourraient bientôt disparaître.
Les zones humides comptent parmi les écosystèmes les plus productifs et les plus précieux du monde, car elles abritent une biodiversité riche et offrent des biens et services naturels essentiels. Elles sont vitales pour les économies rurales et assurent la sécurité alimentaire en servant de support à la pêche, à l’agriculture, à l’approvisionnement en eau et au tourisme.
Toutefois, ces précieux écosystèmes se transforment rapidement en raison des activités humaines et du changement climatique. Depuis 1900, environ la moitié des zones humides de la planète ont disparu. Le rythme du déclin s’est également accéléré et a presque été multiplié par quatre au cours du siècle dernier.
Il est difficile de mesurer précisément la gravité de cette crise. Dans de nombreuses régions du monde, en particulier en Afrique de l’Ouest, les données historiques sur les zones humides sont rares, voire inexistantes. Cette situation est encore aggravée par le phénomène connu sous le nom de « changement de l’état de référence », où chaque génération perçoit l’état actuel, souvent dégradé, de l’environnement comme « l’état de référence ». En conséquence, l’étendue réelle de la perte est masquée et les générations actuelles ne reconnaissent pas le déclin de la qualité de l’habitat des zones humides, la perte d’espèces et la dégradation des services écosystémiques.
Zones humides en Afrique de l’Ouest
Au Ghana, des changements au niveau de l’habitat et de la biodiversité ont été signalés dans de nombreuses zones humides. Sur le site Ramsar de la Lagune de Keta, la plus grande zone humide du pays, une évaluation de l’utilisation et de la couverture des sols montre que la végétation dense et les marais sont passés de 151,4 km2 en 1991 à seulement 2,4 km2 en 2007. Un rapport de 2024 a corroboré ces changements, soulignant la disparition de nombreuses espèces de poissons et d’autres animaux sauvages, ainsi qu’une diminution de la taille des poissons au cours des dernières années.
Malgré ces preuves, de nombreux jeunes habitants considèrent l’état actuel de la lagune comme « normal », voire « immaculé ». Et ce, malgré le fait que de nombreuses espèces indigènes de poissons, d’oiseaux et d’autres animaux sauvages ne sont plus présentes sur le site.
Le problème n’est pas propre à la lagune de Keta. De nombreuses zones humides du Ghana, du Nigeria, du Bénin, du Sénégal et d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, y compris São Tomé et les îles Príncipe, ont connu des changements de l’état de référence, tout comme des zones humides plus éloignées, dans des pays tels que le Brésil et le Mexique.
Pour en revenir au Ghana, les lagunes de Korle et de Chemu sont d’autres exemples du déclin des zones humides. Une étude publiée en 1982 indiquait que ces deux zones humides étaient fortement polluées par les déchets industriels et domestiques provenant de leurs bassins versants. Cela signifie que la génération de la population locale née après 1982 n’a jamais vu ces deux zones humides dans un état sain.
D’autres données historiques concernent la lagune de Sakumo. Une étude de 1975 décrit le lagon comme étant très différent d’un compte-rendu de 2019 – un exemple de changement d’état de référence. Sans cette documentation antérieure, il serait difficile de savoir que le lagon permettait il y a cinq décennies une pêche dynamique. Aujourd’hui, l’écosystème est pratiquement inexistant.
Le décalage entre la perception collective et la réalité écologique constitue un défi pour la restauration des zones humides. Comme le montrent les différentes recherches, lorsque les changements de l’état de référence ne sont pas reconnus, c’est toute l’ampleur de la dégradation de l’environnement qui est souvent sous-estimée. Cette perception erronée peut réduire l’urgence de la mise en œuvre de mesures de restauration ou de conservation, ce qui risque d’entraver l’efficacité des réponses politiques et de l’engagement local.
Impacts potentiels sur les moyens de subsistance côtiers
Les zones humides d’Afrique de l’Ouest ont subi des diminutions significatives de leur couverture en raison de la poldérisation. Par exemple, la lagune de Sakumo au Ghana a été victime d’un empiétement par des promoteurs immobiliers à des fins résidentielles et industrielles, qui ont récupéré environ 80 % de la zone malgré son statut de site Ramsar, protégé par la Convention de Ramsar sur les zones humides.
Le secteur de la construction n’est pas le seul à contribuer à la dégradation des zones humides. La pollution industrielle lourde et l’élimination des déchets municipaux dans les écosystèmes des zones humides ont dégradé les habitats et réduit la qualité de l’eau. Les menaces sont multiples. Les zones humides attirent les touristes qui viennent y observer les oiseaux, pêcher et vivre des expériences culturelles, mais la dégradation des écosystèmes entraîne la perte de zones d’alimentation pour les oiseaux migrateurs ainsi que de zones de reproduction et d’alevinage pour les poissons. La diminution des populations de poissons menace la sécurité alimentaire des communautés dépendantes et sape le potentiel de revenus liés au tourisme.
Des études ont montré qu’environ deux tiers des poissons consommés par l’homme dépendent des zones humides à un moment ou à un autre de leur cycle de vie. Cependant, la surpêche et la récolte non durable des plantes des zones humides ont encore réduit la biodiversité et les populations de poissons. Ces pratiques ont contribué à la perte de biomasse des poissons dans les pêcheries côtières d’Afrique de l’Ouest depuis les années 1970, entraînant une diminution des prises et une augmentation des menaces pour la sécurité alimentaire. Les recherches montrent que les prises totales de poissons côtiers ont chuté d’environ 40 % en Côte d’Ivoire entre 2003 et 2020, et de près de 60 % au Ghana entre 1993 et 2019.
Le changement climatique a également modifié les régimes de crues, essentiels à la productivité des zones humides. Les écosystèmes côtiers sont de plus en plus affectés par l’élévation du niveau de la mer, l’intrusion d’eau salée et l’érosion, comme on peut l’observer le long de la côte orientale du Ghana, où se trouve le site Ramsar de la Lagune de Keta. Cette partie du littoral recule de 2,2 mètres par an, ce qui entraîne une perte généralisée de la végétation des zones humides. Les produits tels que les roseaux, les mangroves et les plantes médicinales, souvent récoltés à des fins lucratives mais aussi culturelles, disparaissent en raison du changement climatique.
Ce type de perte d’habitat affecte de manière disproportionnée les femmes, qui mènent souvent des activités telles que la récolte de roseaux et d’autres végétaux pour le tressage de nattes et de paniers, et la collecte de coquillages dans les zones de mangrove.
Que devaient faire les décideurs politiques ?
Des agences non gouvernementales, des sociétés civiles et des chercheurs universitaires ont mené des campagnes d’éducation, des recherches et des efforts de reboisement des mangroves dans les communautés locales afin de freiner la dégradation des zones humides en Afrique de l’Ouest. Ces initiatives impliquent différentes générations de personnes afin de mieux sensibiliser le public et d’accroître l’engagement local.
La plupart des pays d’Afrique de l’Ouest sont Parties contractantes à la Convention de Ramsar sur les zones humides, qui les oblige à « formuler et mettre en œuvre leurs plans d’aménagement de manière à promouvoir, autant que possible, l’utilisation rationnelle des zones humides de leur territoire ». En tant que signataires de la convention de Ramsar, ils s’engagent à protéger les zones humides par l’action nationale et la coopération internationale. Cependant, le manque de responsabilité et la faiblesse des mécanismes de surveillance ont conduit à la dégradation de plusieurs sites Ramsar, dont la lagune de Keta. Outre le cadre Ramsar, les politiques nationales et régionales telles que le plan d’action environnemental de la CEDEAO et la politique des ressources en eau de l’Afrique de l’Ouest comprennent des dispositions visant à protéger les zones humides de la surexploitation. Malgré leur potentiel, les difficultés de mise en œuvre et d’application restent très répandues.
Pour soutenir une gestion plus efficace des zones humides, les décideurs politiques en Afrique de l’Ouest devront renforcer les cadres juridiques, améliorer l’utilisation des connaissances scientifiques et traditionnelles en matière d’écologie et soutenir les initiatives de conservation et de restauration de l’habitat menées par les communautés. Cela contribuerait à assurer la durabilité des moyens de subsistance tout en préservant la biodiversité de l’Afrique de l’Ouest.
L’auteur de cet article est l’un des lauréats du Prix AFD-GDN pour la biodiversité et le développement, un programme mondial de recherche compétitive lancé conjointement par le Réseau mondial de développement (GDN) et l’Agence française de développement (AFD), dans le cadre de l’initiative ECOPRONAT de l’AFD.