Avec plus de 50 % de ses exportations concentrées dans le pétrole et le charbon, l’économie colombienne est très vulnérable aux conséquences de la transition énergétique, que celle-ci prenne place au niveau national ou soit la conséquence d’une dynamique mondiale. Cela met en évidence une tension entre climat et stabilité fiscale et commerciale. D’où la nécessité d’une approche holistique de la transition et d’une anticipation des vulnérabilités par les acteurs publics.
Si la transition écologique concerne aujourd’hui tous les pays, ses effets varient considérablement selon la structure de leur économie. Les pays fortement dépendants de l’extraction et de l’exportation de ressources naturelles sont ainsi particulièrement vulnérables aux déséquilibres financiers et économiques provoqués par la baisse de ces exportations en raison d’une diminution de la demande mondiale ou par de nouvelles dynamiques fiscales ou d’emploi à l’échelle nationale. C’est le cas en Colombie, où les hydrocarbures représentent plus de 55 % des exportations et où l’industrie pétrolière contribue à hauteur de 8 % des recettes fiscales totales. Or, en janvier 2023, le gouvernement a mis fin à l’octroi de nouveaux permis d’exploration pétrolière et gazière, tout en maintenant ceux déjà en vigueur. Cette initiative fait écho à l’adoption de la résolution de la COP28, qui vise à élaborer un plan pour l’abandon progressif des combustibles fossiles. Quelles sont les conséquences possibles pour l’économie colombienne, et comment réduire la tension entre ambitions environnementales et stabilité macroéconomique ?
Une transition énergétique complexe
La Colombie est à un moment clé de sa transition énergétique : les réserves pétrolières du pays sont estimées à 7,1 années de production, tandis que les réserves gazières pourraient durer 6,5 ans[SG1] . Bien que la récente découverte de gaz naturel offshore puisse doubler cette estimation à plus de 10 ans, le total reste insuffisant pour garantir la durabilité de l’approvisionnement énergétique du pays. Cette situation met en évidence la nécessité urgente de diversifier les sources d’énergie, d’autant plus que, si les exportations de pétrole et de charbon soutiennent encore l’économie, le gaz naturel reste crucial pour répondre principalement aux besoins du marché intérieur.
Cette dépendance au gaz, qui couvre entre 25 % et 30 % de la demande énergétique domestique, se manifeste particulièrement lors des périodes de sécheresse amplifiées par le phénomène climatique El Niño, où l’hydroélectricité – représentant près de 70 % du mix électrique – voit sa capacité réduite. Pour pallier ces déficits, le secteur thermoélectrique intensifie sa consommation de gaz naturel, entraînant parfois des importations de gaz liquéfié (GNL), comme ce fut le cas en 2023. Cette dynamique et l’augmentation des importations de gaz (+ 2500 % entre 2022 et 2023) mettent en lumière la fragilité du système énergétique colombien face aux impacts climatiques croissants. De même, l’Afrique du Sud, aussi touchée par le phénomène El Niño, voit sa production d’hydroélectricité déstabilisée, poussant le pays à augmenter sa consommation de gaz naturel pour sécuriser son approvisionnement énergétique.
L’urgence de diversifier s’impose de plus en plus en Colombie, notamment face à l’exposition de ses exportations de charbon, un pilier historique de l’économie, à un déclin potentiel de la demande mondiale après avoir atteint un nouveau pic en 2023, selon les prévisions de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cinquième exportateur mondial, la Colombie pourrait donc être confrontée dans les prochaines années, à une érosion des revenus issus de cette ressource.
Dans ce contexte, le pays déploie des efforts pour opérer cette diversification, en se fixant des objectifs climatiques ambitieux : réduire de 51 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 et atteindre 19 GW de capacités en énergies renouvelables non conventionnelles d’ici 2050. Cependant le financement de cette transition reste un obstacle majeur. En effet, à l’instar du Pérou, la Colombie fait face à des contraintes budgétaires strictes, avec un ratio dette publique/PIB limité à 55 %. Le Pérou a instauré une loi sur la responsabilité fiscale et la transparence, qui fixe le déficit fiscal à 1 % du PIB et limite la dette publique à 30 % du PIB. Les deux pays se heurtent également à un environnement international relativement peu favorable à l’investissement et ceci freine leurs capacités à mobiliser des capitaux étrangers. Ainsi, la Colombie doit concilier des objectifs climatiques ambitieux, une vulnérabilité croissante liée au climat et une dépendance structurelle aux énergies fossiles pour assurer une transition énergétique soutenable.
Anticiper les vulnérabilités, saisir les opportunités
Pour identifier les options possibles, les ministères des Finances et du Crédit Public (MHCP), du Plan (DNP) et l’Université Nationale de Colombie (UNAL) ont développé le modèle GEMMES Colombie avec les équipes de recherche de l’Agence française de développement (AFD). Cet outil permet de simuler divers scénarios et de tester des politiques pour la transition vers une économie bas carbone : il aide à identifier les vulnérabilités macroéconomiques ainsi que les opportunités que ces transitions écologiques peuvent engendrer. Ce modèle empirique montre notamment que le pays pourrait être confrontée à une dépréciation significative de sa monnaie et une pression accrue sur ses réserves de devises étrangères, en raison de la réduction de la demande mondiale pour ses exportations d’hydrocarbures.
Figure 1 : modélisation les effets macroéconomiques de la transition énergétique en Colombie

Source : Créé par les auteurs
Des politiques axées sur la réindustrialisation, la diversification des exportations et l’intégration dans les chaînes de valeur mondiales pourraient atténuer les impacts macroéconomiques de la transition, bien qu’ils ne puissent les éliminer entièrement. La transition offre à la Colombie une opportunité de diversifier sa structure productive, d’intégrer progressivement de nouvelles industries vertes, de renforcer ses infrastructures publiques, de créer des emplois de qualité et de réduire sa dépendance aux industries basées sur les ressources naturelles. Ce processus pourrait ainsi accélérer le développement socio-économique du pays tout en atténuant certains effets négatifs.
Le modèle souligne aussi la nécessité de coordonner les politiques industrielles, monétaires et fiscales pour surmonter les défis de la réindustrialisation et de la diversification, tout en offrant une plus grande flexibilité budgétaire pour les investissements dans les projets écologiques.
Mobiliser des financements publics et privés
Le modèle GEMMES Colombie a également examiné les stratégies de financement pour les politiques d’adaptation et d’atténuation, en soulignant les implications économiques des investissements nécessaires pour atteindre les objectifs climatiques du pays. Selon les résultats, une approche mixte, alliant investissements privés et obligations vertes publiques, semble la plus prometteuse pour soutenir les ambitions climatiques colombiennes. Cependant, d’après le modèle, même dans les scénarios les plus favorables, les risques et pressions fiscales liés à la transition ne peuvent être entièrement éliminés.
Malgré ce contexte économique fragile en Colombie, des solutions se dessinent toutefois en faveur d’une gestion efficace des ressources naturelles via l’établissement d’un système énergétique axé sur les sources renouvelables et les minéraux de transition. Le plan national 2022-2026 insiste sur la diversification de la production minière, en mettant l’accent sur l’exploration et l’exploitation de minéraux clés comme le cuivre et le lithium, tout en respectant les normes environnementales et en impliquant les communautés locales.
Simultanément, le pays se concentre sur l’expansion des énergies renouvelables pour diminuer sa dépendance aux combustibles fossiles et atteindre ses objectifs. Ce cheminement s’inscrit dans une dynamique régionale plus large, à l’image du Brésil, qui, bien qu’historiquement dépendant de l’hydroélectricité, a réussi à diversifier son mix électrique, avec l’éolien représentant 10,9 % et le solaire 6,9 % de la production d’électricité.
Mobiliser les acteurs de la transition
Dernier défi : mobiliser. Pour comprendre les dynamiques comportementales des acteurs impliqués, les équipes de recherche de l’AFD soutiennent le déploiement d’un jeu sérieux, PowerShift, encourageant le dialogue pluri-acteurs autour du plan d’action climatique colombien. Cet outil, basé sur la méthode Commod (modélisation d’accompagnement), aide à révéler les « schémas mentaux » qui influencent les décisions et stratégies des acteurs, tout en enrichissant leur compréhension des enjeux macroéconomiques.
Figure 2. Répartition par secteur des participants aux ateliers de jeu de stratégie (+150 personnes au total)

En offrant une plateforme pour explorer les tensions et synergies au cœur de la transition énergétique sous les angles social, économique et environnemental, PowerShift stimule un dialogue interministériel de haut niveau. Ce processus a été renforcé par la mobilisation d’une large gamme d’acteurs, allant des représentants gouvernementaux, de la société civile aux entreprises privées, avec la participation de la vice-ministre de l’Énergie, de hauts fonctionnaires du Comité Autonome de la Règle Fiscale (CARF), du ministère du Logement, du Département du Plan (DNP), de l’Agence Nationale d’Hydrocarbures (ANH), ainsi que de conseillers de ministères clés. Dans ce contexte où l’avenir énergétique de la Colombie se dessine, cet outil pourrait bien devenir déterminant dans le renforcement de la coopération entre les divers acteurs du changement.