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Subventions aux intrants agricoles, assurance informelle et bien-être des agriculteurs

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Davide Pietrobon

De nombreux pays en développement soutiennent leurs agriculteurs par la subvention des fertilisants chimiques afin d’améliorer le rendement des cultures. L’auteur de cet article étudie quels sont les facteurs qui freinent l’utilisation des engrais en Inde, en s’intéressant aux organismes d’assurance informelle qui incitent les agriculteurs à fournir moins d’efforts et à utiliser moins d’engrais qu’ils ne pourraient le faire. En conclusion, les subventions pour l’achat d’engrais peuvent être un outil puissant pour lutter contre les inconvénients générés par l’assurance informelle.

Dans le monde en développement, les gouvernements consacrent d’énormes ressources nationales aux programmes de subvention des engrais. Pour ne donner qu’un exemple, en 2016, le gouvernement indien a dépensé environ 11 milliards de dollars, soit 0,5% du PIB national, pour subventionner des engrais.

Ces subventions ont un rôle capital dans les pays en développement. Des centaines de milliers de personnes vivent du secteur agricole et l’utilisation d’engrais reste inférieure aux recommandations des experts, les agronomes soutenant pourtant que l’utilisation accrue d’engrais entraînerait l’augmentation substantielle des rendements. À terme, le niveau de vie des agriculteurs s’en trouverait donc considérablement amélioré.

La question se pose donc : s’il y a d’énormes bénéfices à tirer d’une plus grande utilisation d’engrais, pourquoi les agriculteurs n’en utilisent-ils pas davantage ?

Une explication largement acceptée est que certains facteurs empêchent les agriculteurs d’utiliser la quantité d’engrais recommandée. Découvrir quels sont ces facteurs est essentiel si l’on veut comprendre les effets des subventions de fertilisants chimiques et combien les gouvernements devraient y investir.

De nombreuses raisons peuvent expliquer pourquoi l’utilisation d’engrais peut prendre du temps : les agriculteurs manquent de ressources pour acheter les quantités recommandées, il y a des pénuries d’intrants complémentaires, les engrais disponibles sont trafiqués, ou encore les agriculteurs renoncent à maximiser les rendements agricoles à cause de préjugés.

Dans une recherche récente, je montre à quel point les accords de partage des risques freinent l’utilisation d’engrais dans les zones rurales de l’Inde. J’analyse ensuite la manière par laquelle le gouvernement peut utiliser la subvention des fertilisants chimiques pour lutter contre l’inefficacité qu’entraînent ces accords et améliorer le bien-être économique des agriculteurs.

Dans les pays en développement le rendement des cultures subit des variations considérables, en raison, entre autres, des conditions météorologiques, des maladies et des nuisibles. Contre ces risques, les agriculteurs s’assurent grâce à des accords de partage des risques : ils partagent la nourriture et l’argent pour que tout le monde puisse survivre aux périodes difficiles. Ces organismes « d’assurance informelle » sont omniprésents dans les villages ruraux, où les régimes d’assurance formels sont souvent absents.

Les économistes ont depuis longtemps reconnu et démontré empiriquement que le partage des risques, comme tout autre type d’assurance, pose le problème de « l’aléa moral » : être assuré contre de mauvais résultats pousse les agriculteurs à réduire leurs efforts, les menant à abandonner leurs objectifs de rendements supérieurs en échange de plus de loisirs.

D’autre part, la recherche sur l’adoption de nouvelles technologies montre que l’effort et les engrais sont complémentaires : outre la main-d’œuvre nécessaire à leur épandage, les engrais stimulent la croissance des mauvaises herbes, ce qui nécessite un travail supplémentaire pour désherber manuellement.

Je combine ces preuves issues de la recherche sur l’adoption des nouvelles technologies avec l’idée de l’aléa moral et soutiens que le partage des risques (qui pousse les agriculteurs à réduire leurs efforts) diminue la productivité (et donc la rentabilité) des engrais, ce qui conduit finalement à une sous-demande de ces derniers.

Cette analyse est conduite sur 18 villages situés dans les régions tropicales semi-arides de l’Inde. Les données proviennent d’entrevues menées mensuellement de 2009 à 2014 et couvrant plus de 700 ménages.

L’effet du partage des risques sur l’utilisation d’engrais et le nombre d’heures travaillées par les agriculteurs indiens est important : par rapport à un scénario où il n’y a pas d’assurance, un agriculteur pleinement assuré diviserait en moyenne l’utilisation d’engrais par quatre et les heures travaillées par plus de six.

Quelle serait l’influence d’une subvention pour l’achat d’engrais sur les effets néfastes du partage des risques quant aux taux d’adoption des engrais et les heures de travail ? Quelles en seraient les conséquences sur le bien-être économique des agriculteurs ?

En plus de réduire les coûts de production, une telle subvention peut accroître le bien-être de tous car, en incitant les agriculteurs à acheter plus d’engrais, elle les pousse à faire plus d’efforts, affaiblissant le problème de l’aléa moral. Plus d’efforts et plus d’engrais entraînent des rendements plus élevés – et donc l’augmentation de la consommation pour tous.

Une subvention réduisant de moitié les prix observés des engrais se traduirait par une consommation bien plus importante et augmenterait de 51 % le bien-être de l’agriculteur moyen.

Mes résultats sont importants à deux égards. D’abord, ils montrent que les accords de partage des risques, institutions villageoises très répandues, ont un effet négatif considérable sur l’épandage d’engrais et les heures de travail.

Ensuite, ils montrent une nouvelle voie par laquelle les subventions des fertilisants chimiques peuvent améliorer le bien-être économique des agriculteurs en réduisant les inconvénients générés par l’aléa moral, effet secondaire de l’assurance informelle.

Tout le monde n’est pas d’accord au sujet des subventions des engrais, car la recherche suggère que l’utilisation excessive de fertilisants chimiques peut avoir des conséquences négatives, allant de la dégradation des sols aux atteintes à la santé humaine et animale. Mais loin d’être une solution parfaite à la pauvreté rurale, les subventions peuvent s’avérer extrêmement utiles pour contrer les obstacles à la productivité causés par les organismes d’assurance dans les villages.

 

Davide Pietrobon
Ph.D. candidate, Universitat Autònoma de Barcelona, Barcelona Graduate School of Economics