L’Afrique subsaharienne est confrontée au problème persistant de la faible productivité agricole. Les réformes foncières sont une politique courante pour stimuler la productivité, car elles tendent à privilégier l’amélioration de l’efficacité de l’utilisation des terres plutôt que d’en assurer un accès plus équitable. Mais comme l’explique cet article, cet objectif peut entrer en conflit avec les priorités de longue date des communautés locales et les normes sociales liées à l’équité. Les auteurs s’appuient sur des données provenant des zones rurales du Malawi et d’ailleurs et montrent que pour libérer le potentiel des terres et des agriculteurs, il faut tenir compte de l’équité et prévoir des mécanismes formels et informels pour redistribuer les richesses et les revenus.
La politique agricole dans les pays à faible revenu implique souvent des réformes foncières : redistribution des terres, délivrance de titres, limitation des ventes et des locations et imposition de plafonds à la propriété.
Ces réformes visent à équilibrer les valeurs d’équité et d’efficacité. D’une part, l’égalité d’accès à la terre, un élément important de la production agricole, peut permettre de réduire la pauvreté et les inégalités de revenus. D’autre part, la redistribution des terres en faveur des plus productifs pourrait stimuler la production et faciliter la migration et un changement structurel.
Leur histoire étant caractérisée par la faible productivité agricole, plusieurs pays d’Afrique sub-saharienne ont privilégié les arguments d’efficacité. Une vague d’attribution de titres fonciers a balayé le continent, et l’usage coutumier a été supplanté par la propriété foncière officielle.
Alors que les milieux académiques et politiques se divisent sur les effets attendus de la délivrance de titres fonciers, un aspect du débat qui a reçu peu d’attention est la relation entre ces changements de politique formelle et les institutions et normes informelles déjà existantes relatives à la propriété et à l’utilisation des terres. Les changements de politique formelle ne se font pas dans le vide : ils viennent remplacer ou compléter les pratiques existantes.
Ici, nous nous basons sur une étude de cas au Malawi pour explorer un de ces ensembles de normes et leur relation avec un récent changement de la loi. La loi sur les terres coutumières du Malawi, entrée en vigueur en 2018, favorise l’enregistrement des terres coutumières en tant que terres privées. L’objectif est d’encourager les agriculteurs à acheter et à vendre des terres, ainsi qu’à les louer et à les céder, les réaffectant ainsi à ceux qui pourraient être plus productifs et capables de les cultiver de manière rentable. La propriété formelle des terres peut également stimuler la productivité en encourageant les investissements à long terme dans les sols et l’amélioration des parcelles, par exemple grâce à l’irrigation.
Dans une étude de terrain menée de 2014 à 2018 dans le centre rural du Malawi, dans ce contexte de transition à grande échelle vers la propriété foncière formelle, nous avons visité 250 villages et recueilli des données sur la propriété foncière, la production agricole, les sols, la démographie et la participation au marché de 2 500 ménages.
Les ventes de terres sont encore assez rares dans cette zone rurale, et nous nous concentrons donc sur le marché de la location. Selon nos données, 15 % des ménages participaient au marché en tant que locataires, tandis que 5 % y participaient en tant que propriétaires. Ces proportions, qui n’ont pas changé au cours des quatre années pendant lesquelles nous avons suivi les villages, sont faibles, même par rapport à d’autres pays d’Afrique subsaharienne.
Image 1 : Un des villages de notre étude
Les agriculteurs avec lesquels nous avons échangé ont souvent exprimé le souhait de participer davantage aux marchés de location de terres, d’en louer davantage pour augmenter leur production ou afin d’exercer des activités non agricoles, voire de migrer hors du village. Si les locataires et les propriétaires étaient volontaires, qu’est-ce qui empêchait les agriculteurs d’augmenter le nombre de leurs terres louées ou cédées ?
Nous avons remarqué que le prix de la location semblait jouer un rôle important. Le prix d’une acre de terre était de 18 dollars. En tant qu’économistes et scientifiques agricoles, nous nous attendions à ce que ce prix varie de manière prévisible entre les parcelles au sein des villages. Les champs avec un meilleur sol, situés dans des endroits plus favorables et ayant un meilleur potentiel agronomique auraient dû être loués à des taux plus élevés que les champs présentant des conditions moins favorables. Et pourtant, cela ne semblait pas être le cas.
Nous avons examiné la distribution du taux de location dans chacun des 250 villages. Ces taux semblaient regroupés dans les villages, avec assez peu de variation. Lorsque nous avons demandé pourquoi, les agriculteurs ont invoqué les normes et pratiques sociales en vigueur. Par souci d’équité, les agriculteurs ont fixé des plafonds aux taux de location autorisés. Ces plafonds ne sont pas formalisés, mais appliqués de manière informelle, par le biais de sanctions sociales.
La présence de tels plafonds peut contribuer à expliquer le manque d’activité sur le marché de la location des terres. Un propriétaire possédant un terrain de grande valeur pourrait ne pas être disposé à le louer à un taux considérablement inférieur à sa valeur marchande.
Nous avons ensuite analysé la relation entre ces normes sociales et les taux de location. Pour chaque village, nous avons calculé la fourchette des taux, définie comme le taux maximum moins le taux minimum, afin de caractériser le phénomène de regroupement.
Nous avons recueilli des avis sur l’équité de deux manières. Tout d’abord, nous avons simplement demandé aux agriculteurs d’imaginer une série de scénarios et nous leur avons demandé de les classer comme « très équitables », « équitables », « injustes » et « très injustes ».
Nous avons également mené une expérience dans chaque village. Les expériences sont un outil courant du travail de terrain. Elles permettent d’observer le comportement des individus et des groupes dans un environnement relativement contrôlé. Nous avons mené ce que les chercheurs appellent un « jeu du dictateur ».
Dans cette expérience, nous avons demandé aux agriculteurs de chaque village de choisir entre deux distributions. La première était équitable, offrant une quantité égale d’argent à chaque agriculteur. La seconde distribution prévoyait plus d’argent au total, mais était injuste, donnant plus à certains agriculteurs qu’à d’autres. Le choix que les agriculteurs ont fait dans cette expérience nous renseigne sur leur vision de l’équité : dans près de 40 % des cas, ils ont opté pour la distribution équitable.
Nous utilisons ensuite le pourcentage d’agriculteurs de chaque village ayant opté pour la distribution équitable comme mesure de leur opinion sur l’équité. Comme il s’agit de mesures au niveau du village, nous les interprétons comme des mesures des normes d’équité. La figure 1 présente la relation entre la fourchette des taux de location (par village, sur l’axe vertical, en termes logarithmiques) et la force des normes d’équité (par village) sur l’axe horizontal. Les villages ayant des normes d’équité plus fortes ont des fourchettes de loyers plus petites.
Figure 1: Le graphique montre la relation entre le logarithme naturel prédit* des fourchettes de loyers (par village, sur l’axe des ordonnées) et la force des normes d’équité (par village) sur l’axe des abscisses.
*prédit sur les normes d’équité et les caractéristiques économiques et démographiques du village.
Une analyse plus approfondie suggère que les normes d’équité constituent un plafond pour les propriétaires, car ils abaissent le loyer maximum qu’ils peuvent demander. Elles créent également un plafond pour les locataires, en augmentant leur loyer minimum. Ces deux plafonds peuvent donc affecter la densité, ou réduire la participation, au marché de la location de terres.
En cherchant à évoluer vers la propriété foncière formelle, dans le but de relancer les marchés fonciers agricoles et de libérer le potentiel de l’arrière-pays rural, les décideurs politiques semblent opter pour l’efficacité plutôt que l’équité. Mais changer le système foncier du Malawi, où les agriculteurs ne sont pas propriétaires de leurs terres et où leur accès à la terre est régi par des coutumes communautaires, pourrait être moins simple que prévu.
On peut s’attendre à ce que le tissu social des villages, notamment les normes d’équité que nous et d’autres avons observées dans le pays, interfèrent avec ces politiques formelles, entravant leur mise en œuvre et limitant leurs effets attendus.
Pour libérer le potentiel de la terre et des agriculteurs au Malawi et ailleurs, la conception institutionnelle pourrait prendre en compte de manière plus réfléchie la façon dont les normes et préférences locales en matière d’équité peuvent fonctionner en parallèle des mécanismes formels et informels visant à redistribuer l’accès à la terre. Il pourrait y avoir des espaces de délibération rendant les normes implicites plus explicites au sein des communautés. De telles discussions pourraient donner lieu à des innovations institutionnelles dans les communautés où ces normes sont fortes.
Il convient également d’envisager l’expansion du crédit et de l’assurance dans les zones rurales, ou une politique bien conçue de détermination du prix des cultures. Dans l’ensemble, encourager l’expérimentation locale, sous la forme d’innovations institutionnelles et de programmes, pourrait être une piste utile pour les chercheurs, les praticiens et les décideurs qui visent à la fois à accroître la productivité et à limiter les inégalités.