Science, finance et innovation

Compétences numériques et inégalités femmes-hommes : enseignements tirés au Bangladesh 

10 min

by

Ratan Kumar Roy and Athina Ahmed

Les compétences numériques sont essentielles à l’autonomisation des femmes. Cette question a été traitée au Bangladesh dans le cadre du projet « Her Power », qui présente à la fois des promesses et des défis. Dans un premier temps, les responsables politiques doivent s’attaquer au décalage entre la formation et l’emploi à long terme. Dans une économie numérique en évolution constante, il est nécessaire d’établir un cadre intégré pour créer des voies professionnelles contribuant à combler les inégalités femmes-hommes et permettre l’autonomisation durable des femmes.

Les femmes rurales du Bangladesh sont doublement marginalisées en ce qui concerne la question du développement du numérique. En plus de subir la fracture numérique en raison de leur    localisation rurale, elles sont confrontées à des obstacles touchant spécifiquement les femmes.

Ce « fossé numérique entre les femmes et les hommes » est un enjeu majeur que les responsables politiques doivent combler dans le cadre de leur démarche en faveur d’un développement du numérique durable. Dans un pays en développement où l’accès à Internet ainsi que la littératie et les compétences numériques sont de plus en plus nécessaires pour accéder à l’éducation, au marché du travail et à d’autres opportunités, cette inégalité silencieuse est un facteur qui détermine grandement l’avenir des femmes. 

Malgré les progrès significatifs du Bangladesh pour ce qui est de la proportion de femmes dans la population active, en 2024, seulement 44 % des femmes âgées de 15 ans ou plus occupaient un emploi rémunéré, contre 81 % des hommes. Dans les domaines moteurs de l’économie numérique, la différence est encore plus importante : seulement 20 % de la main-d’œuvre du secteur des technologies de l’information sont des femmes, et leur représentation aux postes de direction dans ce secteur est quasiment nulle. En effet, à peine 15 % des postes les plus hauts placés du secteur sont occupés par des femmes – seulement 1 % dans les sociétés leaders et seulement 2 % des entrepreneurs. Pour les femmes rurales, acquérir des compétences numériques est on ne peut plus difficile – seulement 42 % des femmes rurales possèdent un smartphone et à peine 5 % d’entre elles ont déjà utilisé un ordinateur. L’ampleur de la tâche est monumentale.

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Boîte de discussion sur les inégalités entre les sexes au Bangladesh

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Renforcer les compétences numériques des femmes : le projet « Her Power » 

Si les compétences numériques sont le passeport pour accéder aux opportunités de demain, les jeunes filles et les femmes doivent bénéficier d’un accès prioritaire à ces opportunités d’emploi qualifié. La réduction du fossé entre les femmes et les hommes dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques ainsi que des technologies de l’information doit devenir une priorité dans les initiatives de renforcement des compétences numériques. Si ce fossé n’est pas comblé, le Bangladesh risque de passer à côté de l’immense potentiel des femmes et des filles en matière d’innovation numérique et de progrès.  

L’un des principaux programmes mis en œuvre par le gouvernement du Bangladesh afin de réduire ce fossé a été le projet « Her Power ». En 2017, le comité exécutif du Conseil économique national du Bangladesh a approuvé le projet « Her Power », d’une valeur d’environ 818,9 millions de takas (un peu moins de sept millions de dollars). La concrétisation du projet n’a pas été immédiate en raison de diverses difficultés, et il a fallu attendre 2022 pour qu’il soit officiellement lancé sous un nouveau nom, « Her Power », pour un budget d’environ 2,5 milliards de takas (environ 21 millions de dollars). 

Le projet visait principalement l’autonomisation des femmes grâce au renforcement de leurs compétences numériques. Mis en œuvre en trois phases, le projet a permis de former plus de 25 000 femmes de 44 districts et 130 sous-districts dans six domaines : les activités de centres d’appel, le commerce électronique, les services de technologies de l’information, le graphisme, le développement de site Web et le marketing numérique. Chaque participante devait achever une formation intensive de cinq mois, suivie d’un mentorat d’un mois visant à faciliter l’insertion professionnelle. Les inscriptions étaient ouvertes aux femmes âgées de 18 à 40 ans étant passées au minimum par l’enseignement secondaire, et des mesures incitatives (collations, petites subventions, et un ordinateur portable offert après 40 cours) ont encouragé l’achèvement de la formation. Malgré une volonté marquée d’ouvrir des voies vers l’emploi dans le domaine numérique pour les femmes, le projet a connu d’importantes difficultés en matière de planification et de mise en œuvre.

Difficultés recensées dans le cadre du projet « Her Power »

System Improvement and Modifying Engineering Company (SIMEC), un centre d’apprentissage et de formation basé au Bangladesh, était l’un des partenaires de mise en œuvre du projet « Her Power ». Celui-ci a formé 1 680 femmes dans sept districts et 21 sous-districts. L’examen de cette étude de cas a révélé plusieurs éléments qui ont empêché le projet de produire les effets escomptés.

Tout d’abord, la promotion du programme de formation gratuite n’était pas correctement coordonnée. Au lieu d’opter pour du porte-à-porte, le programme a été promu dans des lieux publics bondés tels que des marchés locaux et le long de routes. Or en raison de normes socioculturelles du Bangladesh rural, les femmes sont généralement moins présentes dans ces lieux. Avec du recul, les responsables du programme auraient dû mettre au point une stratégie de communication tenant davantage compte des questions liées au genre afin de mieux cibler les femmes rurales.

Malgré cette situation, les jeunes participantes ont exprimé des objectifs ambitieux et montré un grand enthousiasme. Néanmoins, les responsables du programme auraient dû établir un cadre plus structuré afin d’assurer un suivi avec les participantes après la formation. Un dispositif de suivi aurait ainsi permis aux responsables politiques et aux chercheurs et chercheuses de mieux évaluer les progrès des participantes et l’effet plus global à long terme de l’initiative sur le secteur numérique au Bangladesh.

Les préoccupations recensées dans le cadre du projet « Her Power » témoignent à suffisance la nécessité de tenir compte des questions de genre pendant la planification et la mise en œuvre des initiatives de renforcement des capacités au Bangladesh et ailleurs. Les interventions connexes au numérique présentent des risques et des opportunités en matière d’autonomisation des femmes, et les projets pilotés par les pouvoirs publics – en particulier ceux axés sur les femmes et le secteur numérique – nécessitent des cadres clairs pour guider chaque phase de mise en œuvre.

Politiques insuffisantes et considération des questions liées au genre

Dans la politique nationale pour l’avancement des femmes (National Women Development Policy), lancée en 2011, le gouvernement du Bangladesh souligne la nécessité d’intervenir sur la question de la technologie afin d’autonomiser les femmes, mais une grande partie du contenu est vague et obsolète. Par exemple, la politique appelle à adopter une perspective de genre (« gender perspective »), mais ne contient aucune définition claire ni mesure concrète. En outre, la politique aborde la question de la technologie principalement sous l’angle de la protection, mettant l’accent sur l’élimination des éléments nuisibles (« harmful elements ») et présentant essentiellement les femmes comme des victimes et non comme des actrices à part entière de l’économie numérique. De même, les dispositions concernant l’adoption d’une nouvelle législation et de réformes sur la question technologique énoncent des objectifs généraux sans proposer de mécanismes concrets de renforcement des compétences numériques des femmes, ce qui constitue une lacune majeure. 

Malgré tout, les enseignements tirés du projet « Her Power » mis en œuvre au Bangladesh donnent de l’espoir pour ce qui est de l’équité au sein de la main-d’œuvre du secteur numérique. L’étude de l’initiative apporte également des éclairages sur les défauts des politiques en vigueur en matière d’avancement des femmes. À l’avenir, l’examen approfondi des approches des projets gouvernementaux au Bangladesh et les études à plus grande échelle sur cette initiative et des initiatives similaires seront essentiels, au même titre que le réexamen des politiques censées favoriser l’égalité femmes-hommes dans tous les secteurs pertinents. Cette approche globale de renforcement des compétences numériques ouvrira la voie à un changement positif pour les femmes du Bangladesh et dans d’autres pays.

Ratan Kumar Roy
Professeur adjoint de sociologie, Université sud-asiatique
Athina Ahmed
Assistant de recherche, Centre de recherche SIMEC