Si les mesures individuelles de lutte contre les jeux d’argent visent à combattre des pathologies telles que la dépression, l’anxiété et la toxicomanie, elles ont tendance à ne s’attaquer qu’aux symptômes plutôt qu’aux causes profondes. Des problèmes systémiques tels que la faiblesse des réglementations structurelles, qui permettent à plus de 100 sociétés de paris d’opérer sans limites de mises quotidiennes, continuent de stimuler la croissance de l’industrie. Ce vide juridique, conjugué à des politiques publicitaires et fiscales indulgentes, crée un environnement dans lequel les sociétés de jeux d’argent prospèrent en toute impunité.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les acteurs de l’industrie commerciale exercent une influence multiforme sur la santé mondiale et jouent un rôle crucial dans l’élaboration et la mise à disposition de biens et de services de santé essentiels. Pourtant, certains de ces mêmes produits et pratiques ont été associés à une augmentation de la charge de morbidité ainsi qu’à l’aggravation des inégalités en matière de santé. Leurs détracteurs affirment qu’ils privilégient le profit au détriment de la santé publique, qu’ils nuisent à la santé humaine et planétaire et qu’ils favorisent une réglementation axée sur la « responsabilité individuelle ». À l’inverse, leurs partisans affirment que les acteurs commerciaux contribuent au développement économique en créant des emplois et en générant des revenus. À mesure que leur présence gagne du terrain – grâce à une gamme variée de produits et de services, à des pratiques innovantes et à un rôle de plus en plus important dans l’élaboration des politiques mondiales, il devient de plus en plus important d’examiner d’un œil critique leur impact sur la santé mondiale.
L’industrie du jeu au Kenya
Un exemple flagrant de l’influence des acteurs commerciaux sur la santé mondiale est l’industrie du jeu au Kenya. La participation à ce secteur a atteint 83,9 %, ce qui en fait une force économique majeure, malgré un impact négatif avéré sur la santé mentale et d’autres questions sociétales. La facilité d’accès attire de nombreux jeunes issus de milieux défavorisés, qui risquent alors la ruine financière, la criminalité, l’endettement croissant, la dépression et même des tendances suicidaires – une réalité soulignée par une étude australienne, qui a révélé que les jeux d’argent étaient associés à 2 % des suicides entre 2010 et 2012. Néanmoins, les réponses politiques se sont surtout concentrées sur les parieurs individuels par le biais d’interventions telles que l’éducation sur les méfaits du jeu et de campagnes sur le « jeu responsable ». On retrouve ce même schéma dans d’autres secteurs commerciaux, comme l’industrie du tabac, où les interventions se concentrent uniquement sur le sevrage tabagique individuel, en négligeant les pratiques agressives de marketing et d’évasion fiscale.
Si les mesures individuelles de lutte contre les jeux d’argent visent à combattre des pathologies telles que la dépression, l’anxiété et la toxicomanie, elles ont tendance à ne s’attaquer qu’aux symptômes plutôt qu’aux causes profondes. Des problèmes systémiques, tels que la faiblesse des réglementations structurelles qui permettent à plus de 100 sociétés de paris d’opérer sans limites de mises quotidiennes, continuent de stimuler la croissance de l’industrie. Ce vide juridique, conjugué à des politiques publicitaires et fiscales indulgentes, crée un environnement dans lequel les sociétés de jeux d’argent prospèrent en toute impunité. Par exemple, une fuite du Betting Control & Licensing Board (BCLB) a révélé qu’en 2019 les sociétés de paris ont généré jusqu’à 30 milliards de shillings kényans en un seul mois, et qu’en 2023, la Kenya Revenue Authority (KRA) a collecté 15,1 milliards de shillings kényans auprès de ces sociétés, soit une augmentation de 23,9 % par rapport aux années précédentes.

Tactiques d’influence et implications plus larges
La puissance de l’industrie du jeu est amplifiée par sa capacité à influencer les préférences du public et les débats politiques sur les inégalités en matière de santé. Les tactiques clés comprennent :
- Tactiques de marketing : Les sociétés de paris misent sur des offres de paris « gratuits », des publicités trompeuses vantant le « no sweat » et « l’argent garanti » et des bonus attrayants pour susciter l’engagement. Cette stratégie se retrouve chez d’autres acteurs commerciaux, comme on le voit avec les boissons diététiques, les e-cigarettes et les produits aromatisés à base de tabac ou de nicotine, dont la promotion s’appuie souvent sur de fausses allégations de santé. On voit là se dessiner un modèle plus large d’acteurs commerciaux utilisant des messages persuasifs, mais trompeurs, pour influencer le comportement des consommateurs.
- Responsabilité sociale des entreprises (RSE) : les sociétés de paris utilisent des publicités et des activités de RSE pour soigner leur image, en particulier auprès des jeunes. Par exemple, les paris sur le football, qui représentent 83 % des mises, sont souvent déguisés en actions de promotion du sport, et des sociétés comme Betsafe soutiennent des équipes de Premier League kényane en difficulté financière. Elles font également appel à des jeunes créateurs de contenu célèbres et règnent en maîtres sur les plateformes de médias sociaux. De même, une étude menée dans les pays à faible revenu a révélé que l’industrie des boissons sucrées utilise également la stratégie d’engagement de célébrités pour cibler les jeunes consommateurs. De fait, les jeunes peuvent être plus sensibles à un marketing assuré par des célébrités admirées et des noms de marques reconnues.
- Influence politique et juridique : La BCLB a tenté d’interdire les mentions de soutien de célébrités et les publicités sur panneaux d’affichage extérieurs. Les sociétés de paris ont qualifié la mesure de dictatoriale et de nuisible tant aux revenus des médias qu’au revenu national. Lorsqu’elle a été contestée devant les tribunaux, l’interdiction a été déclarée « inconstitutionnelle » en raison d’un vice de procédure. Des stratégies similaires sont observées dans d’autres régions du monde. Par exemple, lors de sa présentation à l’enquête parlementaire australienne de 2013 sur la publicité des paris sportifs, le secteur a déformé la représentation des préjudices liés aux jeux d’argent. Ses représentants ont altéré des données, omis des résultats essentiels et avancé des affirmations non fondées. Pour ce faire, ils se sont appuyés sur des recherches, souvent entachées de conflits d’intérêts, qui tendent à présenter certains comportements comme intrinsèquement pathologiques.
- Évasion fiscale et défis réglementaires : L’évasion fiscale reste un problème important au sein des sociétés de paris au Kenya, la KRA ayant signalé des cas où les sociétés de paris gonflent les coûts de la RSE pour réduire leur revenu imposable, ce qui finit par saper les recettes publiques et les mesures réglementaires. Des pratiques similaires sont observées dans l’industrie du tabac, où les ventes illicites de cigarettes sont souvent dénuées d’avertissements sanitaires appropriés et affaiblissent les politiques fiscales qui visent à rendre les produits du tabac moins abordables. Une étude menée dans les pays des Balkans occidentaux a révélé que 20,4 % des compagnies de tabac en activité se soustraient à l’impôt. Ceci révèle une tendance plus large à l’évasion fiscale qui affaiblit les initiatives de santé publique dans tous les secteurs.
Solutions structurelles et systémiques
Il est urgent de s’orienter vers des interventions plus structurelles et systémiques. De nombreuses initiatives de ce type ont été mises en œuvre dans des pays à revenu élevé, et un certain nombre d’entre elles peuvent être adoptées dans des pays en développement comme le Kenya. Par exemple, la limitation du nombre d’établissements de jeux et l’imposition de critères de licence plus stricts se sont avérées efficaces pour réduire la fréquence des paris et la participation globale. De même, les restrictions législatives sur les pratiques commerciales trompeuses, telles que celles qui présentent les jeux d’argent comme inoffensifs, ont donné des résultats positifs. Dans l’Ontario, au Canada, les publicités utilisant des algorithmes et promouvant des incitations au jeu, des primes et des crédits sont interdites, et les autorités de régulation infligent des amendes en cas de non-respect de cette interdiction.
En outre, l’obligation faite aux opérateurs de jeu de consacrer une partie de leurs revenus à des initiatives de prévention et de traitement constitue une approche prometteuse. À Trinité-et-Tobago, le Fonds de réhabilitation est conçu pour recevoir 5 % des recettes annuelles des opérateurs de jeux, un modèle également adopté en Namibie et dans plusieurs États américains (Massachusetts, Illinois, Virginie et Pennsylvanie).
En résumé, les tactiques de l’industrie du jeu, qui vont du marketing trompeur et de la RSE stratégique au lobbying politique et à l’évasion fiscale, créent un environnement qui non seulement normalise le jeu nuisible, mais qui transfère également la charge des préjudices liés au jeu des individus vers la société, aggravant ainsi les inégalités en matière de santé. Pour contrer ces effets, il est urgent de mettre en place des interventions structurelles et systémiques. Il faudrait entre autres limiter le nombre d’établissements de jeux, appliquer des critères de licence plus stricts et légiférer contre les pratiques commerciales trompeuses. En outre, le fait d’exiger des opérateurs qu’ils consacrent une partie de leurs revenus à des initiatives de prévention et de traitement pourrait contribuer à atténuer ces effets néfastes sur la société.