Économie, emplois et entreprises

L’e-commerce peut-il relancer l’économie artisanale du Bangladesh ?

8 min

by

Upasana Bhattacharjee, Payal Arora and Usha Raman

Comment une nation peut-elle participer à l’économie créative numérique centrée sur l’entrepreneuriat individuel tout en reconnaissant son héritage de collectifs de femmes productrices d’artisanat ? Cet article traite de l’expérience du Bangladesh où, malgré la numérisation de l’artisanat, la participation numérique reste limitée à un petit nombre d’entrepreneurs ayant déjà une présence en ligne. L’application d’un droit du travail efficace, la sécurité sociale des travailleurs, des salaires équitables, des prix compétitifs, l’amélioration des compétences des travailleuses et des liens interindustriels solides sont nécessaires pour soutenir les communautés artisanales rurales et créer des applications durables destinées aux femmes travaillant dans ce secteur.

Au Bangladesh, l’artisanat représente traditionnellement une activité collective, ancrée dans les zones rurales et reposant sur la disponibilité des ressources, les traditions locales et l’esthétique. Dans le secteur de l’habillement, les femmes représentent 60 % de la main-d’œuvre. Lorsque le Covid-19 a paralysé les entreprises et réduit les moyens de subsistance, les artisans traditionnels ont été obligés de passer en ligne pour vendre leur artisanat, vêtements et bijoux, individuellement ou dans le cadre de collectifs.

Ces collectifs s’associent souvent à des boutiques préexistantes et à de petites entreprises se servant des réseaux sociaux pour vendre leurs produits. La numérisation croissante fait du commerce électronique un moyen de relancer l’industrie artisanale au Bangladesh. Mais cela suffira-t-il à résoudre les défis de développement plus larges qu’affronte le secteur ?

Le pays a connu une prolifération des plateformes numériques travaillant en lien avec les artisans et collectifs vendant leurs produits en ligne. Ce phénomène a pris encore plus d’ampleur au cours de la pandémie. Selon le Women and E-commerce Forum (WE), au plus fort de la saison des festivals 2020, la vente d’articles Jamdani bangladais a rapporté 50 crores Tk (près de 6 millions de dollars US) via des plateformes en ligne comme Facebook et WhatsApp.

Avec l’investissement exponentiel dans la fintech, le commerce électronique et les applications spécialisées dédiées au secteur artisanal au Bangladesh, ce marché est considéré comme potentiellement très lucratif et prêt à passer à une échelle mondiale. Les tendances technologiques de ce type répondent aux besoins et aux demandes des femmes, qui sont souvent ignorés dans les processus décisionnels des entreprises classiques. La « femtech », par exemple, a gagné une renommée mondiale dans le domaine des soins de santé en raison de son approche ciblée de la santé sexuelle et reproductive des femmes, avec plusieurs entreprises (telles que Maya, Niramai et EloCare) basées dans le Sud.

Deux des plus grands noms du secteur créatif du Bangladesh sont Shimmy et Bengal Muslin. Le premier fournit aux femmes du secteur artisanal – qui comprend les métiers à main, l’artisanat et la confection – la formation et les ressources nécessaires pour intégrer l’automatisation et les technologies numériques dans leur travail. Le second se consacre au processus artisanal (recherche de matériaux, de main-d’œuvre, d’espace, de rentabilité) et fait revivre le patrimoine culturel et les connaissances locales du pays.

Le WE, une organisation locale qui a vu le jour en 2017 dans le sillage des initiatives de Digital Bangladesh, forme des entrepreneurs et organise des cours certifiés à leur intention afin de stimuler l’e-commerce et l’entrepreneuriat locaux. Le Dhaka Tribune a révélé que le Forum a permis aux femmes de se tourner vers la vente de vêtements, de mode et d’artisanat en ligne. En outre, WE espère que ses entrepreneurs pourront bientôt être représentés sur les marchés internationaux.

Connectivité et collectivité au Bangladesh

Le nombre d’utilisateurs de réseaux sociaux au Bangladesh a augmenté de 25 % entre 2020 et 2021. Pendant la pandémie, le pays a connu une envolée du nombre de femmes désireuses de devenir entrepreneures en ligne.

La plupart de ces femmes entrepreneures vendent par le biais de Facebook, une plateforme populaire au Bangladesh avec 67,245 millions d’utilisateurs. WE rapporte que Facebook compte plus de 400 000 femmes entrepreneurs et plus d’un million de membres. Les pages de leurs boutiques et entreprises sont souvent en bengali et indiquent les numéros de téléphone WhatsApp via lesquels il est possible de passer commande.

Si les plateformes numériques permettent de jouer le rôle d’intermédiaire entre les vendeurs et le public, le marché visé ici appartient le plus souvent à l’élite bangladaise – celle qui a accès à Internet et aux smartphones. Même si le travail artisanal commence à attirer l’attention d’organismes publics et privés, les vendeurs individuels communiquent en bengali, ce qui signifie que le public qu’ils visent est enraciné au Bangladesh et dans la diaspora mondiale, et qu’ils ne cherchent pas forcément à être reconnus sur les marchés internationaux de l’artisanat typiquement centrés sur le Nord.

À l’avant-garde de l’économie créative mondiale en ligne se trouvent des plates-formes telles que Etsy, célébrées pour leur valorisation de la créativité locale, de l’authenticité du fait-main, et pour avoir marqué leur place dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Les artisans des pays riches sont généralement considérés comme des entrepreneurs créatifs devant être protégés, tandis que ceux des pays à faible revenu comme le Bangladesh sont vus comme des travailleurs commerciaux prêts à inonder le marché en ligne avec leurs produits de masse et à perturber l’intimité cultivée des communautés artisanales.

Cela marque également une différence dans l’imaginaire populaire entre les artistes et les artisans d’une part, et les artisans traditionnels et les producteurs d’artisanat d’autre part – une distinction qui a des conséquences commerciales. Il est clair qu’un nouveau récit de l’artiste-entrepreneur doit être élaboré en se recentrant sur les chaînes d’approvisionnement internes.

Réinventer l’artiste-entrepreneur

Le Bangladesh a une histoire de pratiques collectives de travail artisanal. Le Jamdani, dont le processus de fabrication est complexe et implique plusieurs personnes à la fois, est un artisanat de premier plan. Il fait la fierté culturelle du Bangladesh dans l’artisanat international.

Le Kantha est une autre forme d’artisanat de premier plan. Traditionnellement, il représentait un moyen pour les femmes des zones rurales de se rassembler et de recycler les vêtements usés grâce à cette forme complexe de broderie. Même si elle se déroulait dans les espaces domestiques, l’activité du Kantha leur permettait de créer leur propre espace privé de loisirs, loin des responsabilités familiales.

Toute discussion sur la renaissance du Nakshi Kantha est forcément incomplète si l’on ne mentionne pas Surayia Rahman, une artiste dont les broderies et les motifs Kantha étaient hautement appréciés. Elle a beaucoup travaillé à enseigner la broderie Nakshi Kantha aux femmes du Bangladesh, contribuant ainsi à leur autonomisation économique et à la renaissance culturelle du Kantha après une ère de déclin au XXe siècle.

Si l’héritage de Ra hman en tant qu’artiste et activiste de l’artisanat est majeur pour la renaissance du Kantha, il est également intéressant de noter que son passé de femme affectée par la partition est évoqué dans des discussions sur sa contribution à l’histoire. Pour les entrepreneurs (artistes), le travail témoigne de leurs histoires, mais plus important encore, leur vie personnelle témoigne également de leur travail.

Ainsi, en mettant en avant les histoires d’artisanat qui se concentrent sur les luttes personnelles et les victoires individuelles, le récit de l’artiste-entrepreneur (qui sait lire et écrire et est à l’aise sur Internet) est répété au point d’être dominant. Ce récit dépeint les artisans comme des femmes au foyer ayant accès à Internet et étant capables de trouver leur indépendance financière grâce au commerce électronique.

Les travailleuses qui ne partagent pas ce récit sont invisibilisées. Parmi eux figurent les communautés rurales ayant des liens historiques avec le travail artisanal, qui dépendait de leur situation géographique et constituait leur principale source de revenus. Les conséquences ne sont pas seulement conceptuelles mais aussi matérielles. Ce discours constitue désormais la position sociale prédominante souvent (et parfois exclusivement) récompensée par un soutien financier, des prêts et des subventions.

À mesure que sont récompensés certains types spécifiques d’entrepreneuriat, la figure de l’entrepreneur devient essentielle dans l’agenda du développement social en Asie du Sud, motivé par la relation entre l’innovation technologique et les valeurs sociales. Au lieu de traiter l’innovation et la disruption comme des solutions générales aux problèmes sociaux, il est important de comprendre les héritages culturels spécifiques et les problèmes structurels profonds qui façonnent le secteur artisanal d’une nation.

E-commerce et effacement des communautés artisanales traditionnelles

Les récits qui valorisent l’esprit d’entreprise promeuvent une vision du développement social qui met l’accent sur la prise de risque, le dynamisme et les compétences individuelles. La perception individualiste de l’esprit d’entreprise est encouragée par les plateformes numériques commerciales (commerce électronique et réseaux sociaux) qui émergent dans le sillage d’un État qui s’éloigne du domaine de l’aide sociale.

Cela suggère un changement dans la façon dont le secteur est imaginé et organisé, et menace davantage les opportunités et la survie des groupes vulnérables qui ont historiquement formé une grande partie de la main-d’œuvre. Les communautés artisanales qui pratiquaient l’artisanat traditionnel se retrouvent sans travail pour des raisons aussi diverses que la migration, l’urbanisation, le manque d’accès aux ressources et l’absence de liens avec les marchés et de collaborations potentielles en amont. Il est peu probable que l’esprit d’entreprise seul soit une solution satisfaisante pour relancer le secteur.

Les communautés travaillant traditionnellement dans le secteur de l’artisanat ont été confrontées au chômage, à un manque de compétences, à une diminution des ressources et à des connexions sociales absentes ou ténues. La numérisation du secteur de l’artisanat, bien qu’elle offre des moyens d’action, reste limitée à un petit nombre d’entrepreneurs ayant déjà une présence en ligne. Ils sont devenus le visage d’un renouveau de l’artisanat mené par le commerce électronique, tandis que les communautés rurales ayant des liens historiques avec le travail artisanal sont laissées à elles-mêmes pour préserver leur héritage culturel sans structures formelles ni rémunération juste.

Cela suggère que les initiatives autour de l’éthique et de la durabilité de l’artisanat devraient plutôt être orientées vers l’intérieur, afin de traiter les problèmes structurels des chaînes de valeur locales qui sont souvent négligés dans un paysage professionnel de plus en plus entrepreneurial. Une législation du travail solide, la sécurité sociale des travailleurs, des salaires équitables, des prix compétitifs et des liens interindustriels solides sont autant de moyens de garantir que les communautés artisanales rurales qui assument la responsabilité de l’identité culturelle et du patrimoine national sur les marchés internationaux évoluent dans un secteur juste et sûr, qui valorise leur travail.

En outre, compte tenu de la prise de conscience croissante et de la tendance à investir dans les technologies féminines en vue d’un développement inclusif, il pourrait être judicieux d’élargir le champ d’action au-delà des soins de santé pour y inclure l’avenir du travail.

 

Upasana Bhattacharjee
Interdisciplinary researcher, FemLab.co
Payal Arora
Professor, Erasmus University Rotterdam
Usha Raman
Professor, University of Hyderabad