Le travail numérique a pu être vanté comme une opportunité sans frontières pour les réfugiés. Mais de nouvelles données recueillies au Kenya, tant dans les camps que dans les zones urbaines, montrent que l’économie numérique n’est pas un marché ouvert. Derrière chaque emploi en ligne se cache un réseau de relations humaines, qui comprend des mentors, des organisations intermédiaires et des agents qui facilitent l’accès à ces emplois.
Dans les milieux de l’humanitaires et du développement, l’idée que les technologies numériques soutiennent les moyens de subsistance a été promue comme un moyen de renforcer l’autonomie des réfugiés. Les programmes qui forment les réfugiés au travail numérique ou à distance, souvent liés à des initiatives de finance numérique, sont conçus pour les aider à gagner leur vie de manière indépendante. L’idée derrière est simple : avec un ordinateur portable, une connexion Internet et les compétences adéquates, les réfugiés peuvent « travailler de n’importe où ».
Les plateformes de travail numériques telles que Upwork et Fiverr ont été décrites comme des agents de nivellement, qui remplacent les barrières géographiques par une nouvelle méritocratie des compétences. Pourtant, pour beaucoup de réfugiés, cette vision reste plus rhétorique que réelle. De nouvelles données basées sur plus de 300 réfugiés formés à Kakuma et Nairobi (2025) révèlent que la clé du travail numérique est rarement la plateforme elle-même, mais plutôt dans la personne – un ami, un mentor, un membre du personnel d’une ONG ou d’une organisation dirigée par des réfugiés (RLO) – qui leur ouvre la porte.
Travail numérique : beaucoup chercher, très peu trouver
Les réfugiés qualifiés ne sont pas absents des marchés du travail numériques. Au contraire, beaucoup sont très actifs dans leur recherche d’emploi et consacrent beaucoup de temps et d’efforts aux plateformes de travail numériques. Ces plateformes dominent leurs stratégies de recherche et incarnent l’espoir que le travail numérique puisse surmonter les obstacles physiques et juridiques à l’emploi. C’est pourtant là que leurs aspirations se heurtent à des contraintes.
En théorie, le travail numérique devrait être fluide : créer un compte, faire connaître ses compétences et d’attendre les clients internationaux. Dans la pratique, les réfugiés sont confrontés à un complexe réseau d’obstacles. Beaucoup ne disposent pas des pièces d’identité demandées pour la vérification ou ne peuvent pas recevoir de paiements en raison de leur localisation, de leur nationalité ou de restrictions légales. Les hommes comme les femmes sont confrontés à ces obstacles, mais leur impact est variable. Pour beaucoup de femmes, leur participation est encore limitée par les tâches domestiques, les contraintes de mobilité et l’insécurité. Se rendre dans des endroits où la connexion Internet est stable est souvent difficile ou dangereux, et le contrôle limité qui est le leur sur des appareils partagés limite le moment et la manière dont elles peuvent travailler en ligne.
Les conclusions de notre futur rapport sur les différences entre les sexes dans la participation des réfugiés qualifiés aux moyens de subsistance numériques au Kenya révèlent un écart persistant entre visibilité et opportunités. Les réfugiés mènent des recherches intensives sur les plateformes en ligne, mais rares sont ceux qui y trouvent un emploi rémunéré. Comme l’explique l’un des participants : « On a commencé avec Remotetasks (une plateforme de micro-travail)… puis on a essayé d’autres plateformes… mais pour l’instant, pas de boulot ». D’autres ont décrit comment les abonnements premium ou les vérifications d’identité ont bloqué leurs progrès.
Tous les réfugiés ne sont pas égaux face à ces obstacles. Ceux qui bénéficient de ressources familiales ou du soutien de proches à l’étranger disposent souvent de meilleurs appareils et d’un meilleur accès à Internet ou ont les moyens de s’offrir des comptes premium, ce qui leur confère un avantage modeste mais important. Mais pour la plupart d’entre eux, les marchés en ligne sont des espaces de recherche, pas des entrées. La promesse d’un travail sans frontières masque donc une hiérarchie d’accès qui reproduit largement les inégalités qu’elle prétend effacer.
L’analyse des réseaux sociaux aide à expliquer ces hiérarchies. Au-delà des mesures étroites de l’éducation, des compétences ou de la connectivité, elle montre comment les relations et les échanges déterminent qui a accès au travail numérique. En cartographiant ces réseaux, cette approche révèle les schémas de classe et de genre qui expliquent pourquoi certains réfugiés peuvent transférer et convertir leur capital social et économique et décrocher un travail numérique, tandis que d’autres rencontrent des difficultés.
Au-delà des compétences et de la connectivité, les réfugiés ont besoin de réseaux d’opportunités
Il est important de reconnaître ces obstacles, car les débats politiques présentent souvent le travail numérique comme une question d’initiative individuelle : acquérir des compétences, s’inscrire sur une plateforme, être compétitif à l’échelle mondiale. Ce discours néglige le travail relationnel qui rend la participation possible. Les réfugiés qui réussissent ne sont pas des entrepreneurs solitaires, ils sont le résultat d’écosystèmes sociaux denses.
Dans notre enquête, si la plupart des personnes interrogées ont déclaré avoir recherché un emploi sur des plateformes en ligne, celles qui ont effectivement trouvé un emploi rémunéré l’ont fait principalement grâce à des recommandations. Ces petits gestes, souvent informels, de mise en relation sont devenus l’infrastructure sociale de l’économie numérique, tant au niveau local que mondial.
Les organismes de formation, qu’il s’agisse d’organisations dirigées par des réfugiés, d’ONG internationales et nationales, d’intermédiaires privés ou d’autres acteurs du secteur des moyens de subsistance numériques, jouent un rôle clé dans la mise en relation entre la formation et la rémunération. Beaucoup de premiers clients s’obtiennent grâce à ces institutions, qui garantissent la fiabilité des demandeurs d’emploi sur des marchés qui se méfient souvent des personnes ayant le statut de réfugié. Comme l’a expliqué une femme, son premier contrat a été possible parce que « c’est eux qui m’ont mise en contact avec cette opportunité d’emploi ». Quand les profils vérifiés et les avis clients sont difficiles à récolter, la crédibilité humaine devient la monnaie d’échange pour trouver un emploi.
Cependant, la capacité à tirer parti de ces relations est inégale. Notre recherche montre que les hommes bénéficient de réseaux plus larges et plus diversifiés qui les mettent en relation avec de multiples organisations et pairs, leur donnant ainsi accès à un éventail plus large d’opportunités et de soutien. Les réseaux des femmes, en revanche, sont plus petits et moins diversifiés. Les données de notre enquête montrent que plus d’un quart des femmes n’avaient aucun lien organisationnel, contre environ un homme sur six. Parmi celles qui disposaient de réseaux, plus de la moitié n’étaient liées qu’à une seule organisation, contre environ un tiers des hommes. Ces réseaux limités et souvent monocanaux rendent les réseaux de femmes plus fragiles et dépendants de centres ou de groupes de pairs spécifiques, ce qui les rend vulnérables lorsque la mobilité, la sécurité ou le soutien organisationnel font défaut.
Dans le camp de réfugiés de Kakuma, dans le nord-ouest du Kenya, la connection Internet médiocre et inégale affaiblit les réseaux de femmes. Beaucoup dépendent de centres gérés par des réfugiés qui offrent un accès limité aux ordinateurs, ce qui réduit leurs possibilités de communiquer et de maintenir des liens professionnels. Une participante a expliqué : « Vous arrivez à 7h30… à 10h30, vous sortez, et d’autres groupes entrent… vous travaillez pendant quelques heures, puis vous partez. »
Dans les villes, ce schéma persiste mais évolue. Les réseaux de femmes restent plus petits que ceux des hommes, mais au sein de ceux-ci, les femmes jouent un rôle d’intermédiaire actif. D’après nos données, 72 % des femmes réfugiées à Nairobi qui ont effectué un travail numérique ont déclaré avoir recommandé d’autres personnes, contre 56 % de leurs homologues masculins. Même dans des cercles limités, les femmes assurent le travail discret de maintenir les écosystèmes numériques qui permettent aux opportunités de circuler.
La participation numérique, tant pour les hommes que pour les femmes, est donc collective plutôt qu’individuelle. Les réseaux masculins sont plus larges et plus durables, tandis que ceux des femmes sont plus restreints et plus facilement perturbés. L’inégalité entre les sexes dans le travail numérique ne réside pas dans l’absence de compétences, mais dans l’architecture inégale des relations qui sous-tendent l’accès lui-même.

Construire l’infrastructure sociale de l’inclusion
Les approches politiques considèrent souvent le travail numérique comme un moyen d’aider les réfugiés à devenir autonomes, en partant du principe qu’une fois que l’infrastructure, la connexion Internet et les compétences numériques sont en place, les réfugiés peuvent accéder de manière indépendante aux marchés du travail mondiaux grâce aux plateformes en ligne. Nos données remettent en question cette hypothèse.
La réussite ne dépend pas seulement des compétences techniques des réfugiés, mais aussi des relations sociales : les personnes qui peuvent les recommander, les mettre en relation avec des clients et instaurer la confiance sur des marchés qui les excluent souvent.
Le défi ne réside pas dans la motivation ou les capacités des réfugiés, mais dans la structure même des marchés du travail numériques. Ce ne sont pas des espaces neutres. L’accès à ces marchés dépend de systèmes de vérification, de réseaux de confiance et d’instances institutionnelles qui déterminent qui est considéré comme légitime et qui reste visible.
Pour rendre les moyens de subsistance numériques vraiment inclusifs, les investissements devraient se concentrer davantage sur les infrastructures sociales qui permettent l’accès. Cela comprend le financement de programmes de mentorat, le soutien aux réseaux d’orientation dirigés par des femmes et la création de réseaux d’organisations intermédiaires générateurs de revenus, tels que des organisations dirigées par des réfugiés et des entreprises sociales qui restent connectées aux marchés mondiaux plutôt que des filières de formation isolées.
Les économies numériques sont souvent perçues comme détachées des lieux et des personnes. L’expérience des réfugiés met en évidence une réalité plus large : derrière chaque transaction numérique se cache une relation de confiance. Ce ne sont pas les plateformes qui embauchent les réfugiés, ce sont les personnes. À l’heure où les budgets d’aide diminuent et où les appels au ciblage de l’aide humanitaire se multiplient, les organisations dirigées par des réfugiés et celles qui les soutiennent sont bien placées pour devenir des nœuds centraux au sein de ce réseau, en agissant comme intermédiaires et en contribuant à la mise en place de moyens de subsistance durables et décents pour les réfugiés.
Cet article a été initialement publié en anglais sur le blog « LSE Inequalities Blog ». L’image de la bannière montre des travailleurs numériques chez Action for Refugee Life (AREL), une organisation locale de réfugiés dans le camp de réfugiés de Kakuma. Photo : Kimararungu Cadeau Héritier.








