Droits fondamentaux et égalité

Mobilité sociale au sein des groupes défavorisés en Inde

7 min

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Kunal Sen and Anustup Kundu

Au cours des dernières décennies, l’Inde a connu une croissance économique rapide ainsi que la mise en oeuvre de programmes radicaux de discrimination positive mis en place à l’indépendance. Cet article explore ce que nous savons de leur impact sur la mobilité sociale. S’il existe des preuves de la mobilité éducative, la mobilité professionnelle n’a quant à elle pas augmenté sur trois générations pour les groupes socialement défavorisés. Il en ressort que ni la croissance ni la discrimination positive ne sont des remèdes miracles pour améliorer les chances des enfants nés dans un milieu défavorisé.

La mobilité sociale – généralement comprise comme le passage d’un niveau d’éducation ou d’un statut professionnel inférieur à un niveau supérieur, ou d’une classe sociale ou d’un groupe de revenu inférieur à un groupe supérieur – est le grand espoir du développement économique. Pour beaucoup, c’est aussi le maître-mot d’une bonne société. L’existence ou non de la mobilité sociale est une question d’une importance politique cruciale dans les économies émergentes qui se sont modernisées en s’ouvrant à l’économie mondiale.

Au cours des dernières décennies, plusieurs pays en développement ont connu une croissance économique rapide ainsi qu’une augmentation des inégalités. Comment la croissance a-t-elle affecté les perspectives d’avenir des enfants, en particulier ceux issus de milieux défavorisés ? Et l’augmentation des inégalités a-t-elle entraîné une baisse de la mobilité sociale, comme le suggère la courbe de Gatsby le Magnifique ?

Parmi les pays en développement, l’Inde a connu une forte croissance économique tout au long des années 2000, parallèlement à une forte augmentation des inégalités. Ce pays présente d’importants clivages sociaux et des inégalités de chances pour les groupes socialement défavorisés tels que les castes répertoriées, les tribus répertoriées et les minorités religieuses, notamment par rapport aux castes supérieures et à la communauté religieuse majoritaire (hindous). Dans le même temps, depuis l’indépendance en 1947, le gouvernement indien a adopté des politiques radicales d’action positive, en accordant aux castes et aux tribus répertoriées des quotas dans les législatures centrales et des États, les gouvernements de villages, la fonction publique et les établissements d’enseignement parrainés par le gouvernement.

La croissance économique et les programmes de discrimination positive ont-ils amélioré les perspectives de mobilité sociale des castes et tribus répertoriées et des musulmans ? Ou bien l’augmentation des inégalités a-t-elle renforcé les injustices existantes et réduit les chances de mobilité sociale des groupes socialement défavorisés en Inde ?

Un nouvel ensemble de recherches examine la mobilité éducative et professionnelle en Inde. Une première étude révèle une mobilité professionnelle progressive par cohorte de naissance, ce qui signifie que la mobilité de certains groupes défavorisés dépasse souvent celle des groupes plus favorisés. Par exemple, les chercheurs constatent que la mobilité des castes et tribus répertoriées nés entre 1965 et 1984 dépasse celle des castes supérieures. Cela signifie que les conditions sont réunies pour favoriser l’égalité entre les groupes, du moins en ce qui concerne le statut professionnel.

En ce qui concerne la mobilité éducative, la même étude constate une diminution de la persistance du niveau d’éducation, c’est-à-dire une plus grande mobilité sociale. Des travaux plus récents sur la mobilité éducative révèlent également que les castes et tribus répertoriées ont connu une mobilité éducative ascendante par rapport aux castes supérieures, tandis que pour les musulmans, la mobilité éducative a régulièrement diminué des années 1960 à aujourd’hui.

Toutefois, les deux études se concentrent sur l’association du statut socio-économique entre des générations successives, en mesurant le degré de corrélation entre le statut des parents et celui de leurs enfants. Cette approche suppose implicitement que l’effet des générations précédentes sur le statut socio-économique de leur progéniture est indirect.

Mais il est important d’aller au-delà des générations voisines et d’examiner la mobilité multigénérationnelle. L’étude de la mobilité multigénérationnelle nous permet de comprendre dans quelle mesure l’inégalité des chances s’est réduite dans un pays au fil du temps.

Dans nos travaux récents, nous examinons la mobilité éducative et professionnelle de plus de 25 000 triades grand-père/père/fils dans le contexte de l’Inde, un pays qui a connu d’importants changements économiques, politiques et sociaux, notamment le début de réformes économiques radicales en 1991 et le lancement d’importants programmes d’action positive pour les castes et tribus répertoriées et autres classes en retard.

Figure 1 : Mobilité éducative multigénérationnelle

La figure 1 montre la mobilité éducative des triades grand-père/père/fils (G1-G2-G3). Nous pouvons constater qu’une partie importante des grands-pères (G1) étaient analphabètes, mais que beaucoup de leurs fils (les pères, G2) ont bénéficié d’une mobilité ascendante en matière d’éducation. Cette tendance à la mobilité ascendante du niveau d’éducation se poursuit entre G2 et G3, mais le taux global est beaucoup plus faible.

Figure 2 : Mobilité professionnelle multigénérationnelle

Dans la figure 2 sur la mobilité professionnelle, nous pouvons voir que dans la première génération, certains fils de pères ont eu une mobilité ascendante vers des emplois professionnels et de bureau, mais qu’une majorité d’entre eux ont connu une mobilité persistante voire descendante – vers des postes de travailleurs occasionnels dans des domaines agricoles et d’autres secteurs informels ou primaires. Cette tendance persiste entre G2 et G3, mais l’ampleur est comparativement plus faible.

Au-delà de l’analyse descriptive, nous utilisons une méthode innovante de régression à double différence, dans laquelle nous estimons des régressions par triade grand-père/père/fils, les générations 1 et 2 étant regroupées, la première « différence » étant une variable muette de temps pour la troisième génération et la deuxième « différence » une variable muette de « traitement » pour le groupe social, la religion ou le lieu.

Dans l’ensemble, nous constatons que la mobilité multigénérationnelle a augmenté dans le temps pour l’éducation, mais pas pour la profession. La mobilité éducative est plus élevée pour la paire G2-G3 que pour la paire G1-G2, ce qui signifie que le taux de mobilité ascendante a augmenté.

En revanche, il y a peu de différence dans le taux de mobilité professionnelle entre les paires G2-G3 et G1-G2. Cela signifie qu’en Inde, le taux de mobilité ascendante selon le statut professionnel est historiquement faible – beaucoup plus faible que le même taux pour la mobilité éducative – et qu’il persiste. Cette constatation soulève de nombreuses questions, notamment sur les causes de ce faible taux dans un pays au développement aussi rapide.

Nous trouvons également des preuves évidentes d’un « effet grand-père ». Le statut professionnel et éducatif d’un grand-père a un effet sur le statut professionnel et éducatif de son petit-fils, indépendamment du statut du père.

En outre, les résultats par groupe social suggèrent une image trouble de la mobilité sociale en Inde. Nous constatons que la mobilité multigénérationnelle des musulmans au niveau éducatif et professionnel a diminué par rapport à celle des hindous. Alors que la mobilité éducative multigénérationnelle des castes et tribus répertoriées et des autres classes en retard a augmenté par rapport aux castes générales, nous ne trouvons aucune preuve d’une mobilité professionnelle accrue sur trois générations pour les ces castes-là par rapport aux castes générales.

Le fait que, même en période de croissance économique rapide, nous n’ayons pas observé de mobilité sociale accrue parmi les groupes socialement défavorisés par rapport aux groupes plus favorisés suggère que la marée montante ne soulève pas tous les bateaux.

Des politiques sont nécessaires pour agir sur les inégalités sociales et économiques bien ancrées qui touchent les castes, les tribus et les musulmans en Inde. Nos résultats suggèrent que les programmes de discrimination positive ne peuvent à eux seuls remédier aux profondes inégalités auxquelles sont confrontés les groupes socialement défavorisés dans le pays, et que le gouvernement doit adopter un ensemble de politiques plus larges pour s’attaquer aux causes du manque de mobilité sociale parmi les citoyens les plus pauvres de l’Inde.

Les politiques favorisant une meilleure offre de services scolaires et d’infrastructures dans les zones où se trouvent ces groupes sociaux, ainsi que la création d’emplois de meilleure qualité, en particulier dans les secteurs inférieurs de la structure professionnelle, peuvent être de bonnes options.

 

Kunal Sen
Director of UNU-WIDER
Anustup Kundu
Research Consultant , UNU-Wider