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Régime foncier précaire : quelles conséquences sur les décisions d’investissement des agriculteurs ?

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Heather Huntington and Ajay Shenoy

Comment inciter les agriculteurs pauvres à réaliser les investissements qui leur permettront de sortir de la pauvreté ? Cet article démontre par des faits probants que si une plus grande sécurité foncière peut permettre de dissiper les inquiétudes des agriculteurs, sa capacité à stimuler les investissements est en revanche plus que discutable. Les nouvelles études présentées dans cet article remettent en cause le potentiel de transformation, longtemps jugé incontestable, des milliards de dollars récemment investis dans des programmes de régularisation des droits fonciers.

La sécurité des droits fonciers est depuis longtemps la jonction idéale entre théorie économique et mesure économique concrète. Selon la théorie, les agriculteurs seraient moins enclins à investir dans leurs terres lorsqu’ils craignent l’expropriation. Par conséquent, en régularisant les droits fonciers des agriculteurs par l’intermédiaire d’un titre de propriété ou d’une reconnaissance officielle, un État peut garantir à ces derniers la jouissance des fruits de leur travail. Ainsi, avec la régularisation de leurs droits fonciers, les agriculteurs réaliseront les investissements qui leur permettront de sortir de la pauvreté, par exemple en construisant un système d’irrigation, par l’application d’engrais, ou encore la plantation d’arbres à fort potentiel de fixation d’azote.

Conformément à la théorie économique traditionnelle, une petite, bien qu’éminente, série d’études d’observation menées en Éthiopie, au Ghana, et au Rwanda, met en évidence la corrélation entre sécurité du régime foncier et augmentation de l’investissement. Ces études analysent des situations dans lesquelles seulement une partie des agriculteurs ou des parcelles se sont vu attribuer des droits fonciers officiels. Toutes les études d’observation effectivement publiées démontrent un niveau d’investissement plus important dans les cas où les droits fonciers sont davantage protégés.

Inspirées par ce consensus manifeste, les organisations de coopération internationale investissent massivement dans des initiatives de réforme des régimes fonciers en Afrique subsaharienne. De son côté, la Banque mondiale a investi 1,5 milliard de dollars dans des programmes de délivrance de titres de propriété et d’enregistrement foncier au Ghana, au Nicaragua, et dans le monde entier. De la même manière, USAID (l’agence des États-Unis pour le développement international) a investi des millions de dollars dans des programmes de délivrance et de régularisation de titres de propriété en Afrique subsaharienne.

Certains de ces nouveaux programmes ont pris la forme d’« essais contrôlés randomisés ». À l’instar de médecins testant de nouveaux traitements, les économistes réalisent des essais de ce type pour tester des interventions sociales en comparant les réactions de différents groupes comportant des caractéristiques similaires, à une exception près. Dans ce cas, l’exception est que le groupe « traité » a bénéficié de la régularisation de ses droits fonciers.

À notre connaissance, seuls deux essais randomisés ont été réalisés, et aucun n’a permis de constater des effets aussi probants que ceux des études d’observation. L’analyse d’un programme de régularisation des droits fonciers mis en œuvre par le gouvernement du Bénin, conduit en prévision de l’attribution de titres de propriété, a constaté des effets statistiquement significatifs, bien que modestes, sur les moyennes de certains indicateurs d’investissement (tels que la plantation d’arbres ou l’implantation de cultures pérennes) et aucun effet sur d’autres indicateurs (tels que la mise en jachère ou le travail du sol).

À l’heure actuelle, l’essai le plus récent à notre connaissance, à savoir notre propre étude portant sur un projet de sécurité des droits fonciers financé par USAID en Zambie, n’a permis de relever aucun effet statistiquement significatif pour aucun des indicateurs soulignés par les recherches antérieures. À titre de comparaison, dans le même contexte, un programme d’enseignement agricole plus classique a eu des effets importants sur l’investissement, ce qui suggère que les obstacles à l’investissement correspondent à un manque de ressources financières et de connaissances techniques et non à l’incertitude vis-à-vis des droits fonciers.

Le fait que les études randomisées montrent des effets moins importants que les études non randomisées antérieures peut s’expliquer par une multitude de raisons différentes. Étant donné que les États délivrent fréquemment des titres de propriété aux personnes riches et puissantes, pour pouvoir être comparable, une étude non randomisée devrait porter sur un groupe de personnes possédant des privilèges équivalents auxquelles l’on n’aurait volontairement pas délivré de titre de propriété, en somme un pari difficile.

Par ailleurs, les États et autorités traditionnelles accepteront probablement les interventions dans ce domaine exclusivement dans les cas où des droits informels sont déjà solidement implantés, ce qui diminue la valeur intrinsèque de l’étude. Il se peut également que certaines études d’observation n’ayant constaté aucun effet probant n’aient jamais été publiées en raison d’éditeurs dubitatifs quant à la contradiction des résultats vis-à-vis du consensus manifeste de la communauté scientifique.

Mais alors pourquoi les agriculteurs ne réagissent-ils pas à l’évolution de leur régime foncier conformément aux prévisions des théories économiques ? L’une des possibilités est que la reconnaissance officielle des droits fonciers ne fait que remplacer une reconnaissance informelle existante. En effet, les chefs de villages et les villageois peuvent tout à fait reconnaitre les droits fonciers d’un ménage, quand bien même ces droits ne seraient pas reconnus par l’État. Ainsi, les ménages n’ont parfois jamais eu à affronter un réel risque d’expropriation.

Ceci étant dit, notre étude révèle qu’avant la mise en œuvre du projet, environ 40 % des ménages étaient inquiets quant à la protection de leurs droits au cours des années à venir. Cette inquiétude diminue parmi les foyers dont les droits fonciers ont été régularisés. Néanmoins, ces mêmes ménages n’avaient plus l’intention d’investir.

L’on peut également penser que les théories économiques traditionnelles intègrent une perception imprécise de la réaction des agriculteurs vis-à-vis de l’incertitude autour des droits fonciers et de l’investissement. Dans le cadre de consultation de groupes témoins, les ménages ont déclaré se sentir plus sereins quant à la protection de leurs droits, tout en affirmant que cela n’influence en rien leurs décisions d’investissement. En effet, en dépit d’un sentiment d’incertitude vis-à-vis de leurs droits fonciers, 90 % des ménages de notre échantillon affirment que l’absence de documentation formelle ne les dissuade pas d’investir dans leurs terres.

Les théories traditionnelles de prise de décisions permettent difficilement d’expliquer un tel décalage. Les enseignements de l’économie comportementale peuvent fournir une partie de la réponse, mais ces théories n’ont à ce jour jamais été testées dans le domaine de la protection du régime foncier, ce qui laisse de nombreuses questions en suspens. Ces questions en suspens appellent les décideurs politiques à la prudence vis-à-vis des interventions dans le domaine de la sécurité des droits fonciers. Les conséquences sont bien moins évidentes que ce que l’on pourrait penser au premier abord.

L’une des solutions consiste à réaliser des études randomisées pilotes sur les différentes interventions avant d’élargir leur champ d’application tout en exigeant des chercheurs de préenregistrer leurs essais et leurs principaux résultats de façon à minimiser le risque de biais de publication. Si la régularisation du régime foncier peut être d’une grande utilité en dissipant les inquiétudes des agriculteurs, la capacité de cette mesure à stimuler les investissements est en revanche loin d’être incontestable.

 

Heather Huntington
Associate Director of DevLab@Duke, Duke University
Ajay Shenoy
Assistant Professor at the Economics Department of the University of California, Santa Cruz