Santé et hygiène

Santé gratuite au Kenya : l’équité progresse mais des obstacles persistent

10 min

by

Abubakar Kheir and Mary Moussa

La suppression des frais d’utilisation dans les établissements de santé publics du Kenya devait permettre d’élargir l’accès aux soins et de réduire les inégalités. Mais si le recours aux services de santé ambulatoires et maternels a, en effet, augmenté, des difficultés persistantes telles que les frais informels, les pénuries et les contraintes de personnel ont compromis l’impact de cette politique. Associer le renforcement des systèmes de santé à des réformes financières est essentiel pour garantir des progrès durables.

En 2013, le Kenya a supprimé les frais d’utilisation dans les centres de santé et les dispensaires publics et introduit la gratuité des services de maternité à l’échelle nationale. Cette politique visait à éliminer un obstacle majeur à l’accès aux soins de santé pour des millions de personnes, dont beaucoup vivent en dessous du seuil de pauvreté. Auparavant, même minimes, les frais d’inscription, de médicaments ou de diagnostic dissuadaient souvent les patients de se faire soigner.

Cette réforme fait suite à des décennies d’évolutions dans la façon d’aborder le financement de la santé. Les frais d’utilisation ont été introduits pour la première fois à la fin des années 1980, suite à la pression des institutions financières internationales qui encourageaient les gouvernements africains à augmenter leurs recettes grâce au partage des coûts. Bien que visant à améliorer la durabilité, cette politique a eu l’effet inverse : l’utilisation des services de santé a chuté, et les ménages les plus pauvres ont été les plus touchés. Des études menées dans toute la région ont montré que les visites d’enfants dans les établissements de santé ont fortement diminué et que la mortalité maternelle a augmenté, les femmes évitant les établissements qu’elles ne pouvaient pas se permettre.

Le Kenya est loin d’être le seul pays à avoir inversé la tendance. L’Ouganda a supprimé les frais d’utilisation en 2001, entraînant une augmentation spectaculaire du nombre de consultations externes, mais exposant également le système de santé à de nouvelles pressions. Le Ghana et l’Afrique du Sud ont également opté pour des exemptions partielles pour certains groupes spécifiques, comme les femmes enceintes et les enfants. Les réformes mises en œuvre au Kenya en 2013 ont constitué l’une des tentatives les plus ambitieuses en Afrique de l’Est pour combiner des exemptions universelles avec des programmes ciblés tels que la gratuité des soins de maternité.

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Équité, efficacité et disparités persistantes

La suppression des frais d’utilisation dans les établissements de santé publics du Kenya a eu des effets bénéfiques visibles et immédiats. Le recours aux services de santé ambulatoires et maternels a fortement augmenté, les enfants de moins de cinq ans et les adultes issus de ménages à faibles revenus en bénéficiant le plus. Dans les zones urbaines, les femmes pauvres ont eu davantage tendance à accoucher dans des établissements de santé publics, ce qui a contribué à une baisse de la mortalité maternelle et à une augmentation du taux d’accouchements assistés par du personnel qualifié. Ces résultats démontrent comment la suppression des obstacles financiers peut améliorer l’accès aux soins pour les populations marginalisées.

Cependant, sur le plan de l’équité, ces gains ont été inégaux et, dans de nombreux cas, fragiles. Beaucoup d’établissements ruraux ont continué à facturer des frais informels, car les remboursements du gouvernement étaient soit trop tardifs soit insuffisants, et le nombre élevé de patients a aggravé la pénurie de médicaments essentiels et de fournitures médicales de base. De fait, les patients ont souvent été obligés d’acheter des médicaments plus cher dans des pharmacies privées, ce qui a compromis la protection financière que la politique visait à offrir. Pour les personnes vivant dans des régions reculées ou arides, les barrières géographiques, les infrastructures insuffisantes et les options de transport limitées ont continué à entraver l’accès aux soins, tandis que les barrières culturelles et informationnelles empêchaient certaines communautés d’en bénéficier pleinement.

La persistance de ces obstacles non financiers a également exacerbé les inégalités existantes. Les personnes plus aisées ont continué à bénéficier de services de meilleure qualité dans des établissements privés ou bien équipés, créant ainsi un système à deux vitesses dans lequel les plus démunis dépendaient de services publics surchargés. La gratuité des soins de santé sur le papier ne s’est pas traduite automatiquement par des résultats équitables en matière de santé dans les faits.

Des problèmes d’efficacité compliquent encore la situation. Les remboursements publics étaient souvent inférieurs aux coûts, obligeant les établissements à fonctionner avec des ressources limitées. Certains ont dû recourir à des frais informels ou rediriger les patients vers des prestataires privés, ce qui a parfois pu augmenter les dépenses à la charge des patients. Cette double réalité — des soins théoriquement gratuits mais coûteux dans la pratique — a réduit la protection économique prévue pour les ménages, en particulier parmi les segments les plus vulnérables de la population.

Dans le même temps, la suppression des frais d’utilisation a entraîné une augmentation de la demande de services, en particulier de soins préventifs et maternels. Les visites prénatales et les tests diagnostiques ont augmenté, prouvant le potentiel d’amélioration à long terme des résultats en matière de santé. Malgré cela, l’augmentation du nombre de patients a exercé une pression considérable sur les établissements de santé. Les professionnels de santé ont signalé une augmentation de leur charge de travail, compromettant parfois la qualité des services, et les ruptures de stock de médicaments sont devenues plus fréquentes. L’effet combiné a donc été mitigé : l’accès s’est élargi, mais la qualité et la régularité ont varié considérablement d’une région et d’un établissement à l’autre, renforçant plutôt qu’éliminant les disparités en matière de résultats de santé.

La voie à suivre

L’expérience du Kenya montre que la suppression des frais d’utilisation peut améliorer l’accès, mais qu’elle ne suffit pas à elle seule à garantir l’équité en matière de santé. Pour assurer des progrès durables, il faudra combiner des réformes financières à des investissements qui renforcent le système de santé et répondent aux défis opérationnels.

L’expérience de l’Ouganda après la suppression des frais d’utilisation en 2001 en est une autre démonstration flagrante. Afin d’éviter des perturbations financières dans les établissements de santé, le gouvernement a rapidement débloqué des fonds pour l’achat de médicaments et augmenté le budget national de la santé pour compenser la perte de recettes. Les subventions pour les soins de santé primaires ont été étoffées, et de nouvelles directives de gestion financière ont amélioré la flexibilité et la responsabilité. Les salaires des agents de santé ont été considérablement augmentés, contribuant ainsi à remonter le moral du personnel, à le fidéliser et à réduire les frais informels. Les décideurs politiques ougandais ont également réorganisé le système d’approvisionnement en médicaments du pays, profitant au passage d’un changement dans l’aide internationale, qui est passée d’un soutien basé sur des projets à un soutien sectoriel, garantissant ainsi un financement constant des établissements et une prestation de services ininterrompue.

Autre exemple, le Burkina Faso a été confronté à des défis majeurs après avoir introduit la gratuité des soins de santé maternelle et infantile en 2016, notamment des ruptures de stock généralisées de médicaments essentiels et des retards dans le remboursement des établissements. En réponse à quoi le gouvernement a créé le Fonds de financement de la santé afin de garantir des flux de financement prévisibles et réguliers. Dans le même temps, la réforme de la chaîne d’approvisionnement a donné aux établissements une plus grande flexibilité pour se procurer des médicaments localement lorsque les stocks centraux étaient épuisés. Le gouvernement a également mis en place des mécanismes de contrôle indépendants et augmenté les allocations budgétaires consacrées à la santé afin de soutenir la politique de gratuité (politique d’exemption des frais d’utilisation). Ces mesures ont renforcé les capacités du système de santé et intégré la politique dans le cadre plus large de la couverture de santé universelle.

Le soutien et la motivation des agents de santé constituent un autre aspect essentiel. Le Burundi en offre un exemple éloquent : le programme de financement basé sur la performance (FBP), introduit parallèlement à la suppression des frais d’utilisation en 2006, a rattaché les incitations financières à des résultats mesurables en matière de services. Initialement testé dans trois provinces, le gouvernement a étendu le programme à l’échelle nationale en 2010, pour inclure les établissements publics et la plupart des établissements à but non lucratif. Le FBP a permis d’améliorer la qualité des services de santé maternelle et ambulatoire, d’attirer du personnel qualifié dans les zones mal desservies et a contribué à stabiliser le fonctionnement des établissements. Bien que des inégalités persistent, le FBP a démontré l’intérêt d’intégrer des incitations à la performance pour garantir la continuité des services tout en élargissant l’accès aux soins grâce à des politiques de gratuité.

Dans l’ensemble, ces expériences illustrent que la voie vers des soins de santé gratuits, équitables et durables au Kenya dépend de l’alignement des réformes financières sur des mesures solides au niveau du système. En garantissant un financement adéquat et en temps voulu, des chaînes d’approvisionnement fiables, un personnel motivé et bien soutenu, ainsi qu’une gestion transparente des performances, le Kenya pourra non seulement élargir l’accès aux soins, mais aussi fournir des soins de qualité à l’ensemble de la population, y compris aux plus démunis.

Abubakar Kheir
Associé principal de projet, Africa Health Business
Mary Moussa
Responsable du conseil, Africa Health Business