Science, finance et innovation

Fragmentation et efficacité de l’aide : les dernières données probantes

8 min

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Axel Dreher, Kai Gehring and Katharina Michaelowa

Depuis quelques années, il est généralement admis que l’efficacité de l’aide au développement diminue lorsque les pays donateurs partagent leurs contributions entre plusieurs bénéficiaires et lorsque plusieurs donateurs actifs sont massés au même endroit. D’après cet article, il ressort de certaines recherches que la fragmentation de l’aide a peu d’effets négatifs sur les résultats, notamment la croissance, la scolarisation et la qualité des services administratifs, sauf dans les circonstances où les pays bénéficiaires manquent de capacités administratives adéquates. Le contexte spécifique est essentiel pour déterminer si la fragmentation de l’aide est néfaste ou avantageuse pour ses bénéficiaires. En général, même pour les donateurs, la concurrence n’est pas forcément indésirable.

Pendant de nombreuses années, les donateurs ont encouragé la concurrence et les marchés libres comme solutions à la faible croissance économique dans les pays en développement. Comme l’affirment généralement les économistes, aux échelles nationale et internationale, la concurrence stimule l’innovation et garantit l’optimisation du rapport qualité-prix pour les personnes souhaitant obtenir des biens et services.

Cependant, au lendemain de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide en 2005, cet esprit a radicalement changé – du moins en ce qui concerne les interventions des donateurs. Depuis lors, les examens par les pairs effectués régulièrement par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE ont critiqué les donateurs pour la fragmentation de l’aide qu’ils ont accordée à plusieurs pays, ce qui a en retour amené de nombreux donateurs à être actifs au service des mêmes bénéficiaires.

Le CAD a publié des indicateurs de performance sur la base du nombre de donateurs intervenant dans un pays donné. Ces indicateurs donnent à penser que les donateurs devraient diviser le monde en différentes sphères dans lesquelles chacun d’entre eux pourrait concentrer son aide. Cela réduirait la non-conformité des gouvernements bénéficiaires aux conditions définies par les donateurs.

Il s’agit essentiellement d’un appel en direction des donateurs afin de construire « le cartel des bonnes intentions », titre d’un document provocateur qui a été publié il y a plus de 15 ans. Mais où se trouvent l’accent « sur l’appropriation par les bénéficiaires » et « la liberté totale accordée aux gouvernements bénéficiaires » qui semblaient si importantes pour l’efficacité de l’aide à la fin des années 1990 et au début des années 2000 ?

À première vue, il semblait que ce changement dans l’orientation avait obtenu un sceau d’approbation du monde universitaire. Pourtant, un examen minutieux montre que les preuves scientifiques qui démontrent l’effet néfaste de la fragmentation de l’aide par les donateurs pour les bénéficiaires de l’aide n’ont été que partielles et faibles.

Les études se sont focalisées sur la question de savoir comment la fragmentation réduit la qualité des services administratifs dans les pays les plus pauvres ou – à travers le choix spécifique de l’indicateur de fragmentation – sur la présence bénéfique d’un donateur « principal ». Mais, ces études n’ont pas conduit à la conclusion que la majeure partie des donateurs devrait être chassée du pays.

Il est certainement vrai que la multiplicité des règles et règlements que les différentes agences donatrices exigent peut constituer une contrainte pour l’administration publique, déjà surchargée, d’un pays pauvre. L’harmonisation des règles et procédures entre les donateurs en s’appuyant sur les meilleures pratiques est par conséquent clairement recommandable. Toutefois, harmonisation ne veut pas dire réduction du nombre de donateurs. Par exemple, les bénéficiaires ne sont pas tous incapables de travailler avec succès avec plusieurs donateurs.

Dans une étude menée pour l’Agence allemande de coopération technique (aujourd’hui l’Agence allemande pour la coopération internationale), nous faisons ressortir ces différences dans deux études de cas de pays : le Vietnam et le Burkina Faso.

Contrairement au Burkina Faso, des représentants Vietnamiens ont admis que la présence de plusieurs donateurs dans le pays leur est utile de plusieurs façons. Plus particulièrement, ils apprennent comment interagir avec ces donateurs de façon plus efficace, ce qui devient utile pour les négociations dans d’autres domaines tels que le commerce et l’investissement étranger direct.

Dans une étude plus récente, nous examinons à nouveau l’effet de la fragmentation de l’aide de manière plus systématique en faisant la distinction entre :

  • les caractéristiques des différents pays bénéficiaires ;
  • les différents types d’effets – sur les résultats en matière de croissance, de qualité des services administratifs et de secteur social ;
  • les différents concepts de la fragmentation ;
  • les différents canaux d’influence : la réduction de l’efficacité de l’aide ou les effets négatifs directs de la présence de plusieurs donateurs, par exemple, par les conseils contradictoires reçus des donateurs ou dans les conditions qu’ils imposent.

La carte du monde ci-dessous (figure 1) illustre comment les différents concepts de la fragmentation conduisent à différentes mesures, et à des conclusions plutôt différentes concernant le degré de fragmentation dans les pays bénéficiaires. Elle montre le degré de fragmentation par pays en utilisant différents indicateurs, tous ayant une échelle de zéro à 100.

L’indice de Herfindahl mesure la probabilité que deux dollars américains tirés au hasard de l’ensemble de l’aide qu’un pays reçoit, soient donnés par le même pays. C’est l’indicateur le plus utilisé par les chercheurs universitaires.

Le coefficient de concentration mesure la part de l’aide que les trois principaux donateurs dans un pays bénéficiaire donnent comme contribution au volume total de l’aide que ledit pays reçoit. Il examine la fragmentation uniquement comme un problème survenant lorsque le nombre de donateurs est supérieur à trois.

Un troisième indicateur communément utilisé est le comptage simple du nombre total de donateurs qui accordent de l’aide à un pays bénéficiaire (« nombre total de donateurs »). Il est simple à calculer, mais traite tous les donateurs (petits ou grands) comme posant le même problème.

Notre dernier indicateur (« petits donateurs ») considère plutôt que le problème réside dans les petits donateurs. Il mesure le nombre de donateurs qui, ensemble, fournissent moins de 10 % de l’aide d’un pays bénéficiaire.

Alors que les indices de fragmentation fondés sur l’indice de Herfindahl et le coefficient de concentration sont élevés lorsqu’il n’y a pas de donateur principal (ou aucune petite équipe de donateurs principaux), le nombre de donateurs, lui, est élevé lorsqu’il existe plusieurs donateurs supplémentaires qui contribuent de façon marginale au volume total de l’aide dans le pays.

Si ces derniers ne créent pas un fardeau excessif, étant donné qu’ils s’alignent simplement avec les donateurs principaux les plus importants, les indices de fragmentation fondés sur l’indice de Herfindahl et le coefficient de concentration devraient être pertinents ; autrement, l’inverse pourrait être vrai.

Figure 1 : Fragmentation de l’aide par bénéficiaire pour quatre indicateurs différents

Légende : Différences dans l’apparition géographique de la fragmentation. Les cinq catégories sont constituées de telle sorte que chaque catégorie a un intervalle identique de son indicateur de fragmentation respectif (par ex., Faible (Low) : 0-20, Relativement faible (Rel. Low) : 21-40, Moyen (Medium) : 41-60, Relativement élevé (rel. High) : 61-80, Elevé (High) : 81-100). Cette représentation simplifie l’interprétation et fait ressortir les parts et le degré de fragmentation entre les pays devant être directement comparés.

La figure 1 montre que les différences dans la façon de mesurer la fragmentation sont importantes. Par exemple, la majeure partie de l’Asie semble plus fragmentée que l’Afrique et l’Amérique latine en ce qui concerne les indicateurs basés sur le nombre de donateurs. À l’inverse, l’Asie semble moins fragmentée lorsqu’on met plus d’importance sur l’absence de donateurs principaux. Il est donc très problématique d’utiliser ces différents indicateurs, tout en prétendant de parler du même problème.

Lorsque nous mettons en corrélation les indicateurs de fragmentation avec les résultats potentiels de l’aide, notamment la croissance, la qualité des services administratifs et les taux de scolarisation, nous ne découvrons aucune preuve montrant que le nombre élevé de donateurs a un impact négatif sur les pays bénéficiaires.

L’absence de donateurs principaux réduit la croissance économique, mais n’a aucun effet négatif sur la qualité des services administratifs ou l’éducation. En outre, l’impact négatif sur la croissance découle de la réduction de l’efficacité de l’aide, plutôt que d’un impact négatif direct de la fragmentation.

À l’inverse, l’augmentation de la fragmentation, en termes de nombre de donateurs et de réduction de la concentration, semble bénéfique plutôt que néfaste pour le taux de scolarisation. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que dans les secteurs sociaux, les bénéficiaires se sont adaptés il y a bien longtemps au nombre habituellement très élevé de donateurs dans leur secteur. Cela signifie que l’efficacité des services administratifs est réduite et dominée par les effets positifs de la concurrence.

Plus généralement, les effets négatifs de la fragmentation ont tendance à être plus marqués (et les effets positifs moins prononcés) lorsque le pays bénéficiaire manque au départ de capacités administratives. Les capacités initiales affectent le rôle de la fragmentation pour la croissance, la qualité des services administratifs et la scolarisation.

En résumé, notre étude montre que le contexte spécifique, en termes de caractéristiques du pays et de choix du secteur, est hautement pertinent pour déterminer si la fragmentation est néfaste pour les bénéficiaires de l’aide au développement. Plus encore, les simples indicateurs développés par le CAD sur la base du nombre de donateurs dans un pays pourraient induire en erreur.

Par conséquent, les conclusions générales sur les effets négatifs supposés de la fragmentation de l’aide, tirées parfois des recherches antérieures, devraient être évitées. Même pour les donateurs, la concurrence n’est pas nécessairement une mauvaise chose, et ne devrait pas en général être considérée comme indésirable.

 

Axel Dreher
Professor, Heidelberg University
Kai Gehring
Senior Researcher in economics, University of Zurich
Katharina Michaelowa
Professor of Political Economy and Development, University of Zurich