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Les communs. Un nouveau cadre pour les politiques de développement en Afrique ?

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Stéphanie Leyronas and Sophie Salomon

Les politiques de développement font l’objet de nombreuses analyses critiques quant à leur inefficacité, leurs biais géopolitiques et économiques, ou encore les risques d’ingérence qui leur sont inhérents. S’ajoute, plus récemment, la revendication, portée par des intellectuels africains, d’une nécessaire réinvention de la notion même de développement de l’Afrique par les Africains. Les autrices de cet article explorent ici l’idée que les communs africains ouvrent, aux acteurs et actrices du développement, des perspectives tant intellectuelles qu’opérationnelles pour penser différemment leurs actions sur le continent.

Les communs : des pratiques et un concept

Les communs englobent une multitude d’organisations gérées par des citoyen(ne)s, des habitant(e)s, des usagers/ères qui produisent et protègent des ressources communes, matérielles et immatérielles, dans des domaines variés. Ce sont des communs de la terre et des ressources naturelles, des coopératives d’habitat, des associations d’usagers de l’eau ou de l’énergie, des lieux hybrides, ou encore des plateformes collaboratives.

Théorisés par la lauréate 2009 du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques (le « Prix Nobel » d’économie), Elinor Ostrom, les communs font l’objet d’une littérature académique très riche. Ces travaux permettent de démontrer que dans certaines situations, les communs proposent des modes de gestion efficaces et robustes. Ils établissent que la gestion durable de ressources communes est possible hors des cadres qu’imposent l’Etat, via la réglementation, ou le marché, via des droits de propriété exclusifs.  

Le concept fait aujourd’hui l’objet de nombreux prolongements sur le plan académique dans des domaines variés (les communs de la connaissance, les communs urbains, les communs numériques, les communs culturels par exemple).

Les communs africains : des dynamiques multiples sur le continent

On observe une grande vitalité du concept en Afrique. Il permet en effet de qualifier des dynamiques anciennes mais également tout à fait contemporaines, qui se déploient sur l’ensemble du continent et à des échelles variées. Citons trois exemples.

L’Ishyo Arts Centre a été créé par un collectif de femmes au Rwanda en 2007 pour pallier l’absence de lieux culturels dans la région et ouvrir les portes de la culture au plus grand nombre. Il reposait au départ sur une version ambulante, un bibliobus, qui « prenait en otage des enfants tout comme l’histoire a pris en otage la population ». La sédentarisation du projet à Kigali a, dans un second temps, ouvert le lieu à des artistes locaux pour des résidences gratuites et pour une gestion commune de l’espace par les fondatrices et les artistes.

AfricArXiv est une archive numérique ouverte, offrant un libre accès aux résultats de la recherche scientifique africaine. Basée sur une infrastructure open source, elle permet aux chercheurs et chercheuses du continent de publier immédiatement et gratuitement les résultats de leurs travaux. L’objectif du site est de lutter contre la faible visibilité internationale de la recherche africaine, de faciliter l’accès à des financements, de lever les barrières de la langue, ainsi que de contrer les biais et les discriminations à l’œuvre pour l’intégration dans des publications et des réseaux scientifiques internationaux.

L’Initiative Médicaments pour les maladies négligées (DNDi) est une fondation œuvrant pour un meilleur accès aux médicaments en Afrique subsaharienne. En novembre 2018, elle crée le Fexinidazole, un nouveau médicament contre la maladie du sommeil adapté aux conditions locales de stockage et d’administration. Le développement du Fexinidazole a été rendu possible par un mode de production collectif via une plateforme de recherche, située en République démocratique du Congo, associant acteurs publics, chercheurs et chercheuses, laboratoires pharmaceutiques et médecins. Cette collaboration s’est appuyée sur une approche de la propriété non comme un droit absolu mais comme un « faisceau de droits », c’est-à-dire distribués entre les individus et la société. Cette démarche a permis à DNDi d’avoir accès aux molécules essentielles au développement de ce médicament, auprès du groupe Sanofi.

Des sources d’inspiration qui questionnent les acteurs de l’aide

Sans les idéaliser, ni en faire les solutions ultimes à tous les défis auxquels le continent africain doit faire face, les communs africains peuvent être des sources d’inspiration pour les acteurs du développement. Nous identifions quatre raisons à cette nouvelle dynamique de coopération et de partage. Premièrement, les communs permettent de penser une troisième voie par-delà l’État et le marché, ouvrant ainsi des horizons de transformation tant de l’action publique que des modalités d’échanges de biens et de services. Deuxièmement, ils permettent d’aborder différemment la propriété, au-delà de son caractère exclusif. Troisièmement, ils reposent sur une philosophie fondée sur l’affirmation d’un droit à exister, d’un devoir d’inclure et d’une autre relation à la nature au-delà de l’exploitation massive des ressources. Quatrièmement, en tant que processus, ils ouvrent un droit à l’expérimentation et à l’erreur, permettant une certaine plasticité dans leur gouvernance, relativement au contexte et à ses évolutions.

Ainsi, accompagner des dynamiques de communs est sans aucun doute un axe intéressant d’évolution tant pour les acteurs publics que pour ceux du développement. Pour ce faire, il convient d’identifier ces parties prenantes, de les accompagner et de les fédérer. Cependant, toute intervention auprès des communs comporte des risques, comme la distorsion du projet local initial ou des règles de fonctionnement par l’introduction de biais financiers. Il existe également une possibilité de rigidification de la dynamique collective, par des solutions « prêtes à porter » qui ne font que répliquer d’autres expériences. Enfin, le risque de report des responsabilités de l’État sur les communs est aussi important, dans des cadres libéraux visant à réduire les dépenses publiques.

Aussi, pour éviter ces écueils, les acteurs publics et du développement doivent s’interroger sur leurs propres pratiques, postures et outils. L’ouvrage L’Afrique en communs explore ainsi de multiples manières de « penser communs » et de promouvoir ce que l’on peut qualifier d’« approche par les communs », pour initier la construction d’une société où les acteurs publics, privés, communs et citoyens trouvent pleinement leur place. Le défi aujourd’hui, pour les différentes parties prenantes, est de s’emparer d’une telle démarche, la réfléchir selon leur propre cadre, et la décliner en fonction de leurs métiers et de leurs contraintes.

Les autrices ont signé le chapitre 7 intitulé « Postures, représentations et actions des bailleurs de fonds : l’approche par les communs comme inspiration » de l’ouvrage L’Afrique en communs. Tensions, mutations, perspectivescoordonné parStéphanie Leyronas, Benjamin Coriat et Kako Nubukpo et paru en 2023 à la Coédition de l’Agence française de développement et de la Banque mondiale « L’Afrique en développement ».

Stéphanie Leyronas
Chargée de recherche, Agence française de développement
Sophie Salomon
Directrice adjointe du département Diagnostics Economiques et Politiques Publiques, Agence Française de Développement