En Inde, la pratique de la dot – apport de biens effectué par la famille de la mariée à celle de son époux – reste répandue et les efforts législatifs pour y mettre fin ont jusqu’alors toujours été vains. Cet article explique l’évolution de cette pratique, les raisons pour lesquelles elle est encore si répandue et les éventuelles interventions politiques qui seraient susceptibles de réduire ses conséquences les plus néfastes.
L’une des transactions financières les plus importantes pour les ménages indiens a lieu au moment du mariage. Les dots – l’apport de biens effectué par la famille de la mariée à celle de son époux – sont presque la norme dans l’Inde contemporaine et leur montant dépasse souvent une année de revenus du ménage.
Au cours du siècle dernier, bien qu’il y ait eu peu de changements dans certains aspects des mariages indiens – les fréquents mariages arrangés ou le nombre limité de mariages entre castes – la pratique de la dot s’est rapidement généralisée. Au cours du xxe siècle, elle est devenue une transaction financière substantielle pour la plupart des ménages indiens.
Le gouvernement indien considère la pratique de la dot comme un problème social majeur, mais ses efforts législatifs ont été inefficaces pour minimiser sa prévalence. Pour comprendre quel type de mesures le gouvernement pourrait envisager afin de combattre les effets les plus néfastes de la dot, il faut d’abord comprendre le marché du mariage et les forces sous-jacentes en jeu.
Dans une recherche récente, nous mettons à l’épreuve, grâce aux données de plus de 70 000 mariages partout dans le pays, les explications théoriques de la dot en Inde. En analysant les déterminants de cette pratique, nous pouvons évaluer si les théories parviennent à expliquer les tendances observées et donc, si elles doivent avoir une incidence sur les politiques futures visant à la faire disparaître.
Comprendre l’importance de la dot en Inde
Si certaines pratiques matrimoniales n’ont pas changé, celles en matière de dot ont, elles, considérablement évolué au cours du siècle dernier. Avant 1940, la dot n’était versée que dans 35 à 40 % des mariages. Après 1940, la pratique a été rapidement adoptée et, en 1975, la dot était versée dans près de 90 % des mariages.
À mesure de sa généralisation, le montant moyen des dots a augmenté. Entre 1940 et 1970, il a plus que triplé en termes réels, passant d’environ 5 000 roupies à plus de 15 000 (valeur 2010). Depuis 1970, le montant moyen des dots est resté à peu près constant, contrairement à la perception populaire d’une croissance généralisée. Mais en se concentrant uniquement sur la moyenne, on masque les changements importants qui se sont produits dans la répartition de ces paiements.
La figure 1 illustre la distribution totale des paiements réels de la dot pour chaque décennie entre 1940 et 2000. La hauteur de la courbe représente la proportion des mariages de cette décennie dans lesquels une dot a été versée, et leur montant. L’évolution des dots peut être divisée en deux phases.
Avant 1970
Comme le montre la figure 1a, il y a eu une augmentation du montant des dots entre 1940 et 1970, un phénomène qualifié par de précédents chercheurs d’ « inflation de la dot ». Au cours de cette période, les individus de tous les groupes socio-économiques ont connu une augmentation des montants des dots.
Après 1970
Il est généralement admis que le montant des dots a continué d’augmenter entre 1970 et aujourd’hui. Cependant, comme le montre la figure 1b, les personnes au statut socioéconomique bas n’ont pas accusé de grands changements dans le montant des dots au cours de cette période, et les ménages plus riches ont commencé à payer et à recevoir des dots moins élevées dans la période suivant 1970.
Figure 1 : Évolution des dots entre 1940 et 2000
Figure 1a : Entre 1940 et 1980 Figure 1b : Entre 1970 et 2000
Examiner les théories sur la dot pour promouvoir des politiques efficaces
Comprendre les fondements théoriques des questions de dot est capital si l’on veut concevoir des politiques de lutte efficaces. Nos données nous permettent d’examiner empiriquement diverses théories importantes quant à l’évolution de la dot en Inde.
Théorie 1 : « Sanskritisation »
L’hypothèse de la « sanskritisation », proposée par M. N. Srinivas dans les années 1950, est une théorie bien connue pour expliquer les variations de la prévalence de la dot. Selon cette théorie, la dot a toujours été pratiquée par les castes supérieures et elle se généralise en même temps que les castes inférieures se mettent à imiter les castes supérieures. Cette émulation est attribuée aux castes inférieures qui tentent d’améliorer leur statut social (« Sanskritisation ») en imitant les pratiques des castes supérieures.
La figure 2 montre que cette théorie ne peut pas expliquer la hausse des dots. Les groupes de castes inférieure et supérieure ont en effet commencé à adopter la dot à grande échelle à peu près au même moment et aux mêmes taux. Cette évolution similaire montre que le changement des normes au sein des castes supérieures n’a donc pas d’importance et cela a un impact sur les politiques qui auraient pu s’axer sur cette théorie.
Figure 2 : Paiement des dots dans toutes les castes
Théorie 2 : ratio des sexes et dot
Une autre théorie explique que le changement résulte de la modification du ratio des sexes, conséquence de la croissance démographique. La théorie prévoit que quand la population augmente, comme ce fut le cas en Inde dans les années 1950 et 1960, les femmes en âge d’être mariées sont plus nombreuses que les hommes de la même tranche d’âge, ce qui entraîne un « manque d’époux ». La concurrence pour les rares hommes nubiles peut causer une augmentation des dots.
Mais, contrairement à ces prévisions, nous constatons que le ratio des sexes sur le marché du mariage n’a aucun lien avec l’augmentation de la prévalence ou du montant des dots. Au lieu de cela, nous montrons que ledit « manque d’époux » est atténué par le rétrécissement de l’écart d’âge entre hommes et femmes au moment du mariage.
Théorie 3 : modernisation, croissance économique et dot
La prémisse clé d’une troisième théorie veut que les familles préfèrent marier leurs filles à des hommes de castes supérieures, répugnant à les marier à des hommes de castes inférieures. Grâce à la croissance économique, le nombre de ménages aisés augmente dans les castes basses, ce qui leur permet d’apporter des dots plus importantes.
La théorie avance que cela force les femmes des castes supérieures à proposer des dots plus élevées pour concurrencer celles des femmes de castes inférieures, entraînant une augmentation du montant des dots. Mais les faits montrent qu’une hypothèse clé de cette analyse ne tient pas : les ménages préfèrent se marier au sein de leur propre caste plutôt qu’avec des personnes d’une caste supérieure.
Théorie 4 : dot et « qualité du mari »
Nous apportons la preuve que l’augmentation de la dot peut être attribuée à une plus grande différenciation de la « qualité du mari » liée au processus de modernisation. À partir des années 1930, l’enseignement primaire s’étant démocratisé, une catégorie de postes bien rémunérés et salariés est devenue accessible aux hommes indiens. Plus instruits et plus riches, ils demandaient donc des dots plus élevées en arrivant sur le marché du mariage. Leur nombre croissant a donc entraîné l’augmentation des dots.
À partir de ces données, nous établissons que la « qualité » du marié est un déterminant crucial de la dot qu’il reçoit. La quasi-totalité des individus se mariant au sein de leur propre caste, la segmentation du marché du mariage permet de démontrer que la dot ne se base pas sur le classement relatif du marié dans sa caste, mais sur la qualité de son éducation générale.
De plus, cette théorie se trouve renforcée par un modèle de recherche qui montre qu’elle peut également expliquer le déclin de la dot observé après 1975.
Conclusions :
En conclusion, la dot est largement répandue dans le contexte indien et bien des politiques ont été inefficaces pour lutter contre ce fléau social. Notre avis est que la compréhension de ses fondements théoriques pourrait fournir des indications sur les politiques futures visant à lutter contre.
Dans notre recherche, nous mettons à l’épreuve diverses théories importantes concernant l’évolution de la dot et montrons que certains modèles empiriques peuvent être rationalisés par des forces économiques, telles que la différenciation de la « qualité de l’époux » – conséquence de la modernisation – par opposition à des forces plus culturelles, comme la sanskritisation.
Nous pensons que les travaux futurs devraient porter sur l’application de ces connaissances aux politiques et envisager des mesures susceptibles de combattre les effets les plus néfastes de la dot.
Gaurav Chiplunkar est professeur adjoint au sein du groupe Global Economies and Markets à la Darden School of Business de l’Université de Virginie. Ses intérêts de recherche se situent à l’intersection du développement et de l’économie du travail.
Jeffrey Weaver est un économiste travaillant sur une gamme de sujets en économie du travail, en économie du développement et en économie politique.