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Populations en danger d’exclusion sociale : les nouvelles estimations mondiales

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Borja López-Noval and Miguel Niño-Zarazúa

S’il existe de nombreuses façons de mesurer l’étendue de la pauvreté dans le monde, les évaluations de la prévalence de l’exclusion sociale – un phénomène connexe mais distinct – ne sont pas très communes. Cet article présente les premières estimations mondiales concernant les personnes risquant d’être exclues socialement en raison de leur identité, de leur situation ou de leur origine socio-économique. Près d’un tiers de la population mondiale est confrontée à ce risque. Autrement dit, pour chaque individu pauvre, que ce soit en termes multidimensionnels ou monétaires, deux ou trois risquent d’être exclus. Cela implique que les politiques de lutte contre la pauvreté risquent de négliger environ 1,5 milliard de personnes qui, bien que n’étant pas définies comme pauvres, sont exposées au risque d’exclusion.

Il existe de nombreuses estimations de la pauvreté monétaire et multidimensionnelle dans le monde, mais les populations exposées au risque d’exclusion sociale n’ont toujours pas fait l’objet d’une estimation globale. La pauvreté et l’exclusion sociale sont bien sûr intimement liées, mais elles ne sont pas identiques. Par exemple, des personnes vivant dans une ville riche peuvent être exclues en raison de leur identité ou de leur statut au sein de cette société, sans pour autant être matériellement pauvres. Les exclus souffrent généralement de stigmatisation, de ségrégation, de chômage et de pauvreté. Les personnes pauvres peuvent, quant à elles, avoir un emploi, bénéficier de filets de sécurité et ne pas être nécessairement stigmatisées.

Alors que la pauvreté désigne généralement les privations matérielles, l’exclusion sociale fait référence aux individus et aux groupes qui sont activement empêchés de participer pleinement à la société. Elle se traduit par le déni de ressources, de droits, de biens et de services, ainsi que par une impossibilité à participer aux relations et activités économiques, sociales, politiques et culturelles normales dont bénéficie la majorité des personnes dans une société.

Le concept d’exclusion sociale et ses multiples manifestations et moteurs sont analysés depuis longtemps. Des chercheurs de diverses disciplines ont souligné que l’exclusion est une conséquence du manque d’opportunités d’emploi et d’accès aux avantages sociaux, de la divergence entre l’identité, les normes et les coutumes, ou de l‘échec des fonctionnements et des capacités.

La recherche sur l’exclusion sociale s’accorde largement sur le fait qu’il s’agit d’un phénomène dynamique, multidimensionnel et relationnel : les facteurs d’exclusion peuvent changer au fil du temps, ses manifestations et ses racines peuvent être multiples et elle nécessite un agent excluant et une personne exclue.

Malgré ces prémisses connues, l’exclusion sociale n’a pas fait l’objet d’une définition consensuelle, ni d’une mesure commune à l’usage des praticiens, des décideurs et des chercheurs. Par exemple, l’indicateur des personnes menacées de pauvreté et d’exclusion sociale officiellement adopté par Eurostat en 2021 n’est pas utilisé en dehors de l’Europe.

Regrouper ou confondre la pauvreté et l’exclusion sociale n’est pas seulement problématique sur le plan intellectuel : cela limite également la capacité des institutions internationales et nationales à suivre les progrès accomplis dans la réalisation des objectifs de développement durable (ODD), à honorer les engagements politiques de ne laisser personne de côté et à concevoir des programmes efficaces de protection et de développement social.

Pour combler la « lacune dans le mesurage » de l’exclusion sociale, nous avons estimé la part et le nombre de populations exposées au risque d’exclusion à l’échelle mondiale et régionale. Notre analyse développe une mesure de macro-comptage des groupes de population particulièrement vulnérables à l’exclusion en raison de leur identité (comme être un enfant, une personne handicapée ou un membre de la communauté LGBTI), de leur situation (comme être victime de violence sexiste ou subir une migration forcée) et de leurs conditions socio-économiques (vivre dans la pauvreté).

Nous estimons la part des individus au sein des populations hautement vulnérables qui risquent d’être exclus par pays, nommons les responsables des lacunes en matière d’information sur le sujet sur la base des moyennes régionales ou mondiales et évitons le double comptage entre les catégories de groupes de population vulnérables.

Globalement, nous constatons qu’environ 2,33 milliards de personnes – soit un peu moins d’un tiers de la population mondiale – sont menacées d’exclusion. Ce chiffre est nettement plus élevé que les estimations mondiales de la pauvreté monétaire calculées sur la base du seuil de pauvreté international de 1,90 dollar (PPA de 2011) et que l’indice de pauvreté multidimensionnelle de la Banque mondiale.

Ce chiffre est aussi modérément plus élevé que celui des personnes en situation de pauvreté, calculé sur la base des taux de pauvreté du seuil de pauvreté international fixé à 3,20 dollars (PPA 2011), des indices de pauvreté multidimensionnelle au niveau mondial et de l’incidence mondiale de la « pauvreté sociétale » telle que définie par la Banque mondiale. Seul l’indice de pauvreté mondial utilisant un seuil de pauvreté international de 5,50 dollars (PPA 2011) dépasse la part de la population menacée d’exclusion (voir figures 1 et 2).

 
 

Note : IPL : seuil international de pauvreté ; MDPI : indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM) ; GMPI : indice global de la pauvreté multidimensionnel ; SPL : seuil de pauvreté sociétale ; SAR : Région Asie du Sud ; EAP : Asie de l’Est et Pacifique ; SSA : Afrique subsaharienne ; LAC : Amérique latine et Caraïbes ; ECA : Europe et Asie centrale ; MENA : Moyen-Orient et Afrique du Nord ; NA : Amérique du Nord.

Source : Estimations des auteurs.

En termes absolus, la vulnérabilité face à l’exclusion est surtout répandue en Asie du Sud, en Asie de l’Est et dans le Pacifique (voir figure 2), où 1,3 milliard de personnes sont exposées à ce risque. Cela représente 53 % du total mondial, une part qui s’élève à 76 % si l’on considère l’Afrique subsaharienne (avec 552 millions de personnes menacées d’exclusion sociale). L’Inde et la Chine réunies comptent 840 millions de personnes, soit 36 % du total mondial des personnes menacées d’exclusion, ce qui n’est pas surprenant compte tenu de la taille de leur population.

L’incidence est maximale en Afrique subsaharienne, où plus de 52 % des personnes sont considérées à risque. Ce taux est trois fois supérieur à celui observé en Europe et en Asie centrale (avec 162 millions de personnes, soit 18 % de leur population). Il est peut-être surprenant de constater qu’un cinquième de la population d’Amérique du Nord – Canada et États-Unis – est menacée d’exclusion, ce qui dépasse les taux observés en Europe et en Asie centrale.

Les facteurs d’exclusion varient considérablement d’une région du monde à l’autre. Par exemple, si la violence sexiste est présente partout, elle est particulièrement marquée en Asie du Sud, en Asie de l’Est et dans le Pacifique.

En outre, c’est en Amérique latine et dans les Caraïbes, en Asie du Sud, en Asie de l’Est et dans le Pacifique que l’on trouve la plus grande proportion de populations autochtones menacées d’exclusion, tandis que les minorités religieuses sont particulièrement vulnérables en Asie du Sud, en Asie de l’Est et dans le Pacifique, ainsi qu’en Europe et en Asie centrale.

Enfin, la part des populations à risque dans des situations de crise, de conflit et de violence dans le monde est proche des 50 %.

Ces estimations suggèrent que les interventions visant à atténuer ou à mettre fin aux formes les plus extrêmes de la pauvreté pourraient avoir besoin d’être renforcées par d’autres politiques axées sur les personnes non pauvres mais néanmoins exposées au risque d’exclusion sociale. À l’échelle mondiale, l’ampleur de cet écart est considérable : environ un cinquième de la population mondiale, soit près de 1,5 milliard de personnes.

Pour s’attaquer efficacement à l’exclusion, il faut donc des interventions multiples, spécifiques à chaque groupe et s’inscrivant dans la durée. Les facteurs d’exclusion sociale – tels que les lois discriminatoires, les normes sociales, la faiblesse des institutions et les crises récurrentes – peuvent être communs à tous les groupes exclus. Mais l’exclusion due à la violence sexiste ou aux migrations forcées nécessite un ensemble d’interventions qui ne sont pas forcément efficaces pour lutter contre l’exclusion due au chômage de longue durée ou au manque d’accès aux services de santé ou financiers.

 

Borja López-Noval
Universidad de Cantabria
Miguel Niño-Zarazúa
Non-Resident Senior Research Fellow, UNU-WIDER