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Les outils numériques au service de la politique de développement

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Arnaud Pincet

Une gamme de technologies numériques peut faciliter la mise en œuvre de décisions fondées sur des preuves dans les pays en développement. Par exemple, la prévision des récoltes grâce à l’imagerie satellite, la détection de la fraude fiscale grâce à des algorithmes d’apprentissage automatique, ou le suivi de la pauvreté grâce au traitement des images et au deep learning. Comme l’explique cet article, les organisations internationales sont bien placées pour concevoir et gérer ces solutions numériques. Elles ont l’occasion de redéfinir le rôle de la capacité statistique mondiale, en devenant non seulement des fournisseurs de statistiques et de rapports politiques en tant que bien public, mais aussi des fournisseurs d’algorithmes et d’outils connexes en tant que « biens publics numériques ».

« Ce sont les changements rapides et imprévisibles des prix des vivres qui font des ravages sur les marchés, la politique et la stabilité sociale », notait Homi Kharas de la Brookings Institution il y a près de dix ans. Au cours des 20 dernières années, de nombreux pays ont été confrontés à des révoltes et à des débordements provoqués par leur incapacité à répondre à  des flambées soudaines des prix des denrées alimentaires.

Une meilleure anticipation des récoltes grâce à la surveillance par satellite pourrait aider les pays en développement à atténuer les hausses de prix ou à lutter plus efficacement contre la pénurie alimentaire. Les technologies actuelles offrent la possibilité de tempérer ces risques.

Par exemple, le Canada utilise désormais la combinaison de l’imagerie satellite et de la reconnaissance d’image (avec un algorithme d’apprentissage profond) pour surveiller les rendements, prévoir les récoltes et intégrer plus rapidement les résultats dans les statistiques nationales. Cela réduit l’incertitude, augmente la granularité et la vitesse de l’information, et permet aux dirigeants de prendre des décisions plus judicieuses et d’adapter leurs politiques aux spécificités locales.

De fait, l’agriculture est l’un des nombreux secteurs où les pays en développement partagent des problèmes communs et face auxquels il existe des solutions technologiques. Le suivi de la pauvreté à un niveau granulaire, la prévision des récoltes, la détection des fraudes fiscales et l’anticipation des schémas migratoires sont autant de situations où le « big data » et les outils analytiques sont utiles. Plusieurs pays ont déployé ces outils numériques avec succès, mais ils n’ont pas été adoptés à grande échelle.

Alors pourquoi les pays en développement ne les adoptent-ils pas ? La réponse se trouve dans les barrières inhérentes à ce type de projet, en particulier dans la phase de développement. Les algorithmes doivent être créés et mis à jour par des spécialistes des données compétents ; les machines utilisant l’intelligence artificielle nécessitent une grande puissance de calcul et une alimentation électrique constante ; les bases de données satellite ont besoin de grandes infrastructures informatiques (IT) et ont des coûts de maintenance élevés. Souvent, les pays en développement ne peuvent se permettre ces dépenses.

Comme il est également plus rentable de centraliser le développement de ces outils, les organisations internationales sont bien placées pour concevoir et gérer ces solutions numériques. Disposant d’économistes et d’analystes talentueux, elles ont en outre l’expérience nécessaire en matière de politique de développement pour sélectionner avec soin les outils les plus avantageux. Contrairement aux gouvernements des pays en développement, les organisations internationales ont la capacité d’attirer les talents des grandes universités, en leur offrant des défis intellectuels et des salaires compétitifs.

Certaines organisations internationales le font déjà pour les statistiques mondiales : la Banque mondiale sélectionne, rassemble, nettoie et centralise les indicateurs du développement mondial, tandis que le Fonds monétaire international (FMI) fait de même pour la  base de données des Perspectives de l’économie mondiale.

Leur prochaine étape logique pourrait être de fournir des algorithmes et d’autres outils numériques en tant que biens publics mondiaux. Quant à leurs statistiques et à leurs rapports politiques, les organisations internationales pourraient les proposer gratuitement, donnant ainsi aux fonctionnaires ou aux chercheurs la possibilité de les utiliser à leurs propres fins. Comme pour les statistiques, des organisations comme la Banque mondiale n’auraient même pas besoin de développer tous les outils numériques en interne, mais pourraient les collecter auprès d’autres organisations et garantir leur fiabilité, leur cohérence et leur précision.

De telles initiatives ont déjà vu le jour, mais elles restent rares et isolées. L’outil de croissance à risque du FMI est hébergé sur GitHub, tandis que tous les outils numériques présentés lors de la Cinquième Conférence internationale sur l’utilisation des méga données en statistiques officielles des Nations Unies ont été hébergés sur différentes plateformes. Le fait de savoir qu’il existe un répertoire central d’outils numériques aiderait les fonctionnaires, les chercheurs et les autres communautés.

L’initiative des Nations Unies de créer un  dépôt d’algorithmes par le biais de sa plateforme de données est peut-être la plus pertinente dans cette optique. Elle permet aux organisations internationales de déployer des algorithmes sous forme de service web et de les proposer aux utilisateurs. D’autres étapes de traitement, de maintenance et de test pourraient être nécessaires pour rendre les services offerts sûrs et visibles par le public.

Si les obstacles à la création de tels outils sont nombreux, les barrières à leur utilisation sont, elles, beaucoup moins importantes. En effet, comme les organisations internationales hébergent ces biens publics numériques, le calcul et le traitement seraient effectués sur leurs serveurs. Les économies émergentes ne seraient alors pas tenues d’investir massivement dans les infrastructures informatiques et l’impact des connexions Internet instables serait minime.

Une telle organisation ne nécessiterait pas non plus de compétences hautement spécialisées, car les fonctionnaires et les statisticiens n’auraient besoin que de compétences de base en programmation pour utiliser les outils numériques. Avec un peu de connaissances en codage et une connexion Internet, les fonctionnaires pourraient sélectionner une interface de programmation d’application (API) de la Banque mondiale et l’alimenter avec leurs données nationales. Les langages et outils de programmation courants sont open source (y compris TensorFlow, R et Python), et Internet regorge de conférences et de didacticiels informatiques gratuits.

Par exemple, un fonctionnaire pourrait sélectionner la « détection de la fraude de la Banque mondiale dans les déclarations de revenus », télécharger des déclarations d’impôts anonymes, exécuter les algorithmes de la Banque mondiale et obtenir les données aberrantes détectées, ce qui réduirait les coûts de détection des fraudes fiscales.

À ce jour, les organisations internationales ont principalement structuré leur production de connaissances autour de statistiques et de rapports politiques. Les outils numériques pourraient être le prochain bien public. Le développement et la centralisation des biens publics numériques (et leur mise à disposition gratuite) pourraient donner aux décideurs locaux les moyens de créer davantage de connaissances et leur permettre de prendre des décisions plus avisées et judicieuses.

 

Arnaud Pincet
Data scientist, OECD