Les subventions pour les services publics tels que l’eau et l’électricité sont des moyens courants dans les pays en développement pour lutter contre la pauvreté et améliorer la qualité de vie. Mais comme l’explique cet article, la manière dont ces mesures sont mises en œuvre peut avoir des conséquences indésirables sur le développement urbain et les efforts de réduction des inégalités. Le système de stratification colombien, mis en place il y a 30 ans, constitue une étude de cas révélatrice.
Les actions politiques autour du prix des services publics ont pour objectif d’améliorer les conditions de vie de tous et toutes en augmentant la couverture et l’accessibilité à des prix abordables pour les groupes à faibles revenus, tout en faisant payer un coût supplémentaire aux groupes à revenus plus élevés afin d’assurer la viabilité financière et la pérennité des services. Ces programmes sont très répandus en Afrique, en Asie du Sud et en Amérique latine. Mais si la praticabilité de leur mise en œuvre est la clé de leur succès, il n’existe pas de système unique pour évaluer les capacités de paiement des différentes populations d’un pays.
Dans le cadre d’un ensemble de politiques visant à réduire les inégalités, le gouvernement central de la Colombie a choisi, en 1994, de stratifier sa population afin de fournir des services publics par le biais d’un système de subventions croisées. Le principal objectif de cette stratification était d’identifier les capacités de paiement des différents groupes sur la base des caractéristiques physiques extérieures de leur foyer et des conditions de leurs abords immédiats. L’idée sous-jacente était que les caractéristiques physiques facilement observables suffiraient à rassembler les informations socio-économiques pertinentes pour classer les groupes.
Le système colombien ne se contente pas de lutter contre les inégalités en garantissant des services publics de base pour tous, il vise également à rendre le système fiscal plus progressif. À l’époque de sa mise en œuvre, le système était tout nouveau et le pays considéré comme un exemple digne d’intérêt en matière d’intervention sociale progressive.
Aujourd’hui, cependant, le consensus est que la stratification a des limites et doit être améliorée. Dans un récent rapport, nous identifions les leçons à tirer de ce système qui mesure la capacité de paiement des ménages uniquement à partir de caractéristiques physiques observables.
Premièrement, la stratification a favorisé une discordance entre les capacités de paiement des ménages et leur classification, entraînant ainsi l’inclusion excessive de contribuables parmi les bénéficiaires. En d’autres termes, il y avait beaucoup plus de ménages classés comme à faible revenu ou vulnérables que dans la réalité, ce qui les rendait éligibles aux subventions même s’ils avaient la capacité de payer le plein tarif pour les services publics.
Deuxièmement, l’identification incorrecte des contribuables en tant que bénéficiaires a conduit les villes à atteindre les pourcentages maximums autorisés pour subventionner chaque catégorie de stratification, mettant en péril la stabilité financière de leurs administrations locales. Cela signifie que les dépenses ont dépassé les ressources collectées pour financer le système, créant ainsi un déséquilibre financier.
Troisièmement, le système a fortement influencé l’émergence et la perpétuation de la ségrégation spatiale au sein des villes.
Nous expliquons les causes de chacune de ces conséquences involontaires. Pour ce faire, nous nous appuyons sur un cadre général similaire à celui des défis auxquels sont confrontés les pays du Sud, ainsi que les décideurs politiques qui cherchent à consolider leurs actions pour atteindre des objectifs socialement intéressants tels que la réduction des inégalités, la réduction de la ségrégation spatiale et la durabilité.
La stratification a favorisé une forte inadéquation entre les capacités de paiement des ménages et leur classification
Le système colombien est incapable de classer avec précision les capacités de paiement des ménages sur la durée, ce qui compromet sa stabilité financière. Les avancées en matière de croissance économique et de réduction de la pauvreté ne se reflètent pas dans la stratification. Cela s’explique fondamentalement par le fait que de nombreux propriétaires ont pu décider de ne pas modifier les caractéristiques extérieures de leur maison, même si leur capacité de paiement s’est améliorée au fil du temps avec l’augmentation des revenus.
Cela signifie que la stratification ne rend pas compte de la mobilité ascendante des revenus qui se produit principalement pour les groupes à faibles revenus. Elle n’a pas été conçue pour s’adapter à un environnement économique changeant, ce qui se reflète dans le pourcentage élevé de bénéficiaires identifiés à tort. Ce résultat vaut non seulement en période de croissance positive, mais aussi lorsque la croissance est négative, comme à l’époque de la pandémie où les ressources limitées du gouvernement doivent être consacrées aux plus démunis.
La stratification menace la stabilité financière à long terme des collectivités locales
La stratification prévoit différents pourcentages plafonds pour la subvention des bénéficiaires et des charges supplémentaires pour les contributeurs. Une fois ces pourcentages maximums atteints, tout déséquilibre doit être couvert par le gouvernement local. Un déficit durable met en péril la stabilité financière des collectivités, scénario le plus probable dans un contexte d’inadéquation persistante entre la capacité de paiement des ménages et leur classification.
La stratification a fortement influencé l’émergence et la pérennité de la ségrégation spatiale au sein des villes
Alors que toutes les villes passent par un processus de développement dans lequel les gens se regroupent sur la base de caractéristiques socio-économiques, le système colombien fausse les incitations aux décisions concernant la localisation des logements. Par exemple, les gens choisissent de vivre dans des ménages à faible stratification pour bénéficier des subventions les plus élevées, ce qui entraîne le regroupement et la ségrégation de quartiers entiers.
Étant donné que les grandes villes connaissent généralement une croissance et une amélioration socio-économique plus rapides que les petites agglomérations, les erreurs d’identification des bénéficiaires sont plus susceptibles de s’y produire. En outre, bien que les grandes villes disposent de plus de connaissances et de capacités institutionnelles, elles ne sont toujours pas en mesure d’adapter la vitesse de l’adaptabilité au rythme de leur développement économique pour corriger le décalage. Dans le même temps, les petites villes rencontrent des difficultés encore plus grandes en raison de leurs différentes échelles gouvernementales et organisationnelles.
En outre, le système a été utilisé au-delà de la portée pour laquelle il avait été conçu. La crédibilité de la stratification a conduit les gouvernements locaux à l’utiliser pour cibler les dépenses sociales dans d’autres domaines, tels que le logement, l’éducation et la santé, même si les catégories ne reflètent pas exactement les capacités de paiement des différents groupes. Cela accentue l’inadéquation de l’identification et risque de creuser les inégalités.
Repenser la stratification
La Colombie se concentre actuellement sur la conception d’un nouveau système permettant une identification plus précise des différents groupes. Par rapport au système actuel, le régime proposé tiendra compte d’un plus grand nombre de dimensions pour identifier les vrais bénéficiaires. Il visera à mettre les caractéristiques des individus et des ménages au centre de la classification plutôt que les caractéristiques extérieures de leurs maisons, tirera parti des vastes archives administratives du recensement pour les ménages à faibles revenus et introduira de nouvelles capacités technologiques liées au big data pour traiter des bases de données en croissance constante.
Néanmoins, pour des politiques nationales comme la stratification, les villes ont une capacité limitée à modifier la loi qui les régit. Le lien entre les perspectives politiques et techniques, ainsi que la tension entre le gouvernement central et les municipalités locales, appellent à une discussion plus approfondie afin d’envisager un système de redistribution plus adaptable aux besoins locaux, plutôt qu’un instrument technique universel visant à remédier aux inégalités exclusivement par le biais de subventions.
La discussion sur les politiques de distribution des services publics s’inscrit dans le cadre d’un débat plus large sur les stratégies destinées à lutter contre les inégalités dans les pays en développement. Si la réduction des inégalités est un objectif clé de la croissance durable, elle est vite compromise par des chocs négatifs comme la pandémie et peut devenir une tâche encore plus difficile. Dans un monde post-pandémique, où il a été démontré que les inégalités sont une question de vie ou de mort à l’échelle mondiale, la mise en œuvre de politiques visant à mieux combler ces écarts devrait être une priorité absolue partout.