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Réévaluer la fiscalité de l’argent mobile

6 min

by

Elizabeth Bermeo

L’argent mobile a permis à des millions de personnes jusqu’alors défavorisées d’accéder à des services financiers, tout en attirant également l’attention des gouvernements qui y voient une potentielle source de recettes fiscales. Cet article souligne les dangers d’une telle taxation sectorielle, qui risquerait d’inverser les bénéfices d’une plus grande inclusion financière. L’auteur appelle les gouvernements à faire preuve de prudence s’ils veulent utiliser l’argent mobile comme outil de collecte d’impôts. Si l’imposition des transactions d’argent mobile peut éventuellement entraîner une augmentation de la formalité et un élargissement de l’assiette fiscale, il est important que les gouvernements aient conscience des conséquences involontaires potentielles lorsqu’ils élaboreront leur politique fiscale et l’administration de leurs recettes.

L’argent mobile est bien placé pour résoudre le problème de l’informalité qui affecte de nombreuses économies en développement et entrave les efforts de mobilisation des ressources nationales. Toutes les transactions d’argent mobile sont enregistrées électroniquement, ce qui améliore la sécurité des paiements ainsi que leur transparence. Or, la plus grande transparence des revenus, des transactions et des transferts de fonds pourrait à la fois élargir l’assiette fiscale et améliorer l’efficacité de la collecte des recettes.

Cependant, le potentiel de l’argent mobile a attiré l’attention des gouvernements et des autorités fiscales, non pas nécessairement pour améliorer la portée et l’efficacité de la collecte des impôts, mais plutôt en tant que source directe de recettes fiscales. Cela pourrait compromettre les progrès réalisés jusqu’à présent en matière de développement.

Bien que les prélèvements sur l’argent mobile représentent des recettes supplémentaires pour les gouvernements, ils risquent d’avoir un impact négatif sur les groupes défavorisés qui utilisent généralement les services d’argent mobile. Cela risque de réduire à néant les progrès réalisés jusqu’à présent en matière d’inclusion financière, accroître les inégalités et compromettre la réalisation des objectifs de développement.

Taxes impopulaires sur les transferts d’argent mobile en Tanzanie

En juillet 2021, la Tanzanie a introduit une taxe comprise entre 10 TZS (0,0043 USD) et 10 000 TZS (4 USD) sur les transactions d’argent mobile, calculée en fonction des montants envoyés et retirés. Cette taxe, censée financer des projets de développement, s’ajoutait à la TVA (18 %) et au droit d’accise sur les frais de transfert et de retrait de l’argent mobile (10 %).

La taxe a été critiquée en raison de ses effets néfastes sur le bien-être des consommateurs, la rentabilité des agents, les finances des opérateurs de télécommunications et l’inclusion financière numérique. L’organisation tanzanienne de défense des droits de l’homme, le Legal and Human Rights Centre (LHRC), a intenté une action en justice contre le gouvernement, contestant la légalité de la nouvelle taxe au motif que l’imposition d’un prélèvement en plus des taxes habituelles était une pratique injuste et préjudiciable.

Le tollé général a incité le gouvernement à réduire la taxe de 30 % en septembre 2021. Une nouvelle réduction de 43 %, allant de 10 TZS à 4 000 TZS (1,72 USD), a été introduite en juillet 2022.

Conséquences de la taxe sur l’argent mobile en Tanzanie

Le défi de l’accessibilité financière

Selon un rapport de la GSMA (une association mondiale d’opérateurs de réseaux mobiles), jusqu’en juin 2021, les taxes sur les frais d’argent mobile représentaient 23 % du coût total des transferts et comprenaient la TVA (18 %) et les droits d’accise (10 %).

Mais en juillet et août 2021, elles étaient passées à 60 % du coût total des transferts en moyenne, en raison de la nouvelle taxe sur l’argent mobile. À partir de septembre 2021, la proportion de taxes a légèrement diminué pour atteindre 56 % des frais d’argent mobile suite à la réduction du gouvernement.

Réduction de l’utilisation

Le rapport de la GSMA note également qu’entre juin et septembre 2021, le nombre total de transactions de personne à personne (P2P) a considérablement diminué, passant de 30 à 18 millions (-38 %) par mois, tandis que le nombre total de transactions d’encaissement est passé de 33 à 25 millions (-25 %) par mois.

Les transactions en argent mobile étant devenues plus coûteuses en raison de la nouvelle taxe, de nombreux Tanzaniens, désireux d’éviter des frais supplémentaires, ont immédiatement réduit leur utilisation de l’argent mobile au profit d’autres méthodes de paiement telles que l’argent liquide.

Inverser l’inclusion financière

Les services financiers devenus inabordables ont poussé les plus pauvres à repasser de nouveau à l’argent liquide. Les Tanzaniens vivant dans les zones rurales et disposant de faibles revenus ont été particulièrement touchés par l’introduction de la nouvelle taxe, car l’argent mobile est souvent le seul moyen d’accès aux services financiers.

En revenant à l’argent liquide, ces utilisateurs ont perdu des avantages plus importants (tels que l’épargne, les prêts, les prestations gouvernementales et l’assurance) et ont été confrontés à l’exclusion sociale et économique. La diminution du nombre de transactions s’est traduite par une baisse des revenus, ce qui a eu un impact négatif sur la rentabilité et la viabilité à long terme des agents.

Conclusions et recommandations

Afin d’équilibrer les objectifs concurrents d’augmentation des recettes publiques tout en minimisant les effets de distorsion de la fiscalité sur l’inclusion financière numérique, voici les recommandations formulées.

Renforcer l’accès et l’utilisation de l’argent mobile ainsi que les services gouvernementaux numériques

Il est essentiel de reconnaître le rôle des services d’argent mobile en tant que moteur essentiel de l’inclusion financière, de la croissance économique et des objectifs de développement social, en supprimant ou en évitant les taxes sur l’utilisation des services d’argent mobile et en particulier les prélèvements sur la valeur des transactions.

Dans le même temps, il serait bénéfique de promouvoir la numérisation des services publics en adoptant des systèmes de paiement par l’argent mobile afin d’accroître la transparence et l’efficacité de la prestation de services, et d’augmenter la mobilisation des recettes.

Minimiser ou supprimer les taxes sectorielles sur les transactions mobiles afin de garantir un traitement fiscal équitable du secteur et de débloquer les investissements

Les taxes sectorielles sont discriminatoires car si elles s’appliquent aux transactions d’argent mobile, elles ne s’appliquent pas aux services de paiement similaires et aux services de transaction en espèces sans guichet offerts par d’autres prestataires de services financiers.

Réduire ou supprimer les taxes spécifiques au secteur rendra le régime fiscal de l’argent mobile plus vaste, améliorera la viabilité financière du secteur, renforcera l’investissement dans l’infrastructure financière mobile et augmentera l’adoption et l’utilisation des services financiers mobiles.

Simplifier et stabiliser les taxes et les redevances dans le secteur de l’argent mobile

Pour minimiser les coûts de mise en conformité, un régime fiscal doit être simple (c’est-à-dire comporter un nombre réduit de taxes facilement compréhensibles) et applicable. La stabilité fiscale exige que les gouvernements limitent les changements imprévisibles de taxes et de frais, car ils créent un environnement fiscal incertain qui affecte négativement les niveaux d’investissement, diminuant finalement la concurrence dans le secteur de l’argent mobile.

Réduire la charge fiscale globale qui pèse sur les utilisateurs de l’argent mobile afin d’améliorer l’accessibilité financière et d’augmenter la demande de services d’argent mobile

La charge fiscale ne doit pas peser de manière disproportionnée sur les membres les plus pauvres de la société. Les gouvernements devraient examiner les conséquences de l’imposition de nouvelles taxes sur l’utilisation et l’accessibilité de l’argent mobile, en particulier parmi les utilisateurs à faible revenu. En effet, cette catégorie de consommateurs a tendance à être plus sensible aux prix, évitant ainsi les coûts supplémentaires et l’érosion de leur revenu disponible en délaissant l’argent mobile au profit des transactions en espèces lorsque les taxes sont augmentées.

Elizabeth Bermeo
Chercheuse associée, Université de Bristol