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Traditions et maltraitance infantile : que faut-il faire ?

6 min

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Simon Haenni and Guilherme Lichand

Dans de nombreux pays subsistent des traditions locales qui nuisent aux enfants. Cet article étudie le cas marquant des mariages d’enfants pour présenter les résultats des recherches sur cette question difficile, notamment la difficulté de changer les normes sociales pour mettre fin à ces pratiques néfastes. Les auteurs décrivent une initiative au Malawi qui montre des résultats prometteurs.

Dans de nombreux pays, des traditions locales qui nuisent aux enfants subsistent. Les exemples les plus flagrants incluent le mariage d’enfants, les mutilations génitales féminines (excision) et les rituels d’initiation des adolescents. Cet article se concentre sur le mariage des enfants pour analyser les raisons de la persistance des traditions et présenter les initiatives qui peuvent aider à mettre fin à de telles pratiques.

Selon un récent rapport de l’UNICEF, plus de 650 millions de femmes en vie aujourd’hui se sont mariées avant leurs 18 ans. Malgré la baisse rapide des taux de mariage d’enfants dans de nombreuses régions du monde au cours de la dernière décennie, aucune région n’est en voie d’atteindre l’objectif de développement durable consistant à éliminer le mariage d’enfants d’ici 2030. De plus, dans des pays comme le Malawi, les taux de mariage des enfants sont stables, aux alentours de 40 %, depuis plus de 30 ans (voir la figure 1).

Figure 1 : Proportion de femmes au Malawi mariées avant l’âge de 18 ans (parmi celles qui ont déjà été mariées)

Cette pratique viole plusieurs droits de l’homme car elle peut compromettre gravement le développement des enfants. Les recherches montrent que le mariage précoce freine l’éducation, qu’il est souvent lié à des grossesses précoces et des complications pendant la grossesse et l’accouchement, et qu’il peut s’accompagner d’un isolement social. En réponse à cela, de nombreux gouvernements, organisations multilatérales et ONG ont uni leurs forces pour lutter contre cette pratique.

De récentes recherches ont identifié une multitude de moteurs économiques derrière les mariages d’enfants : avant tout, les incitations du marché du mariage et l’extrême pauvreté. Selon les traditions locales en matière de prix de la mariée, selon lesquelles la famille du marié paie en espèces ou en nature la famille de la mariée dans le cadre des négociations maritales, la famille de la mariée peut être incitée à investir davantage dans l’éducation de ses filles et à retarder les mariages.

En outre, il a été démontré que la pauvreté est un facteur important qui pousse les enfants à se marier tôt du fait de la dot, car les chocs économiques poussent les familles à « vendre leurs filles ». Cela dit, si les conditions économiques dans les pays en développement se sont largement améliorées au cours des dernières décennies, les traditions qui nuisent aux enfants, comme le mariage, sont restées extrêmement persistantes.

Une autre façon de voir la persistance du mariage des enfants consiste à l’examiner sous l’angle des attentes sociales : que ressentiriez-vous si vous étiez le seul à ne pas vous conformer à ce que tout le monde attend de vous ? Votre réponse changerait-elle si, dans votre communauté, le soutien des autres était essentiel à votre subsistance ?

Le mariage des enfants comme norme sociale

Les pratiques traditionnelles ancestrales peuvent être considérées comme des normes sociales : des normes de comportement claires auxquelles les membres de la communauté sont censés se conformer, et lorsque ça n’est pas le cas, ils sont censés subir des sanctions sociales. Ces sanctions peuvent prendre des formes diverses : de la pression des pairs à l’exclusion sociale en passant par la honte publique. Elles peuvent avoir pour conséquence que les individus sanctionnés soient perçues comme des marginaux sociaux. 

Dans une étude récente, nous montrons que les parents malawiens comprennent que ne pas se conformer aux normes locales concernant le mariage des enfants peut nuire à leur image sociale. Dans les villages où la prévalence du mariage d’enfants est élevée, les parents qui ne marient pas leurs filles mineures sont perçus comme moins altruistes, moins solidaires et moins dignes de confiance – quand la situation s’inverse dans les villages où le mariage des enfants est rare.

Remplacer les attentes sociales

Cependant, le respect des traditions n’est pas le seul facteur déterminant de l’image sociale au Malawi. La figure 2 présente les facteurs les plus importants qui influencent l’image sociale d’une personne dans le pays. Alors que 40 % des personnes interrogées soulignent que le respect des traditions est un élément clé de l’image sociale, une proportion encore plus élevée reconnaît qu’aider les autres contribue positivement à l’image sociale.

 Figure 2: Principaux déterminants de l’image sociale au Malawi

La promotion de la seconde pourrait-elle se substituer à la première ? C’est la question que nous étudions.

La promotion de comportements alternatifs au sein des sociétés traditionnelles est une entreprise difficile. En collaboration avec plus de 400 chefs de village, nous avons mis en place des collectes de dons publics. Les campagnes de dons sont destinées à rendre l’aide aux autres plus facile et plus visible : dans ces villages, les ménages pourraient faire publiquement don de deux kilos de maïs pour aider les foyers les plus pauvres de leurs villages respectifs.

La moitié des villages participants ont été sélectionnés au hasard pour ces campagnes, tandis que l’autre moitié a servi de groupe témoin pour comprendre les effets de ce message social alternatif sur les perceptions et le comportement des villageois.

Ces campagnes publiques de dons ont été un grand succès. En moyenne, elles ont permis de collecter 50 kilogrammes de maïs en seulement cinq semaines. Même 16 mois après le lancement des campagnes publiques de collecte, les dons étaient encore beaucoup plus nombreux dans ces villages, et les ménages participants étaient perçus plus positivement que les autres.

Plus important encore, après 16 mois, dans les villages sélectionnés au hasard pour les campagnes de dons publics et où les mariages d’enfants étaient très répandus au départ, ceux qui ne voulaient pas marier leurs filles mineures n’étaient plus perçus comme moins « sociables » que ceux qui se conformaient à la norme locale. Cela contraste fortement avec les villages témoins, où le schéma initial est resté inchangé. 

Un nouveau signal, des comportements différents

Nous comparons ensuite les taux de mariage des filles célibataires au début de l’étude dans les villages assignés aux campagnes de dons publics et dans le groupe témoin.  Conformément à la disparition des incitations à l’image sociale, après 16 mois, les filles dans les villages ayant participé à des campagnes de dons publics avaient 30 % de chances en moins d’être mariées. On a constaté une baisse similaire des grossesses précoces et de l’abandon scolaire – souvent associés à des mariages précoces – et même dans d’autres traditions qui nuisent aux enfants et sont répandues dans certaines régions du Malawi, telles que les rituels d’initiation sexuelle.

À retenir

Notre étude montre que les préoccupations liées à l’image sociale sont un puissant moteur de la persistance des traditions qui nuisent aux enfants. Ce même processus peut être utilisé pour remplacer les attentes sociales et conduire rapidement les anciens partisans à abandonner la pratique.

Les résultats suggèrent que les mécanismes de signalisation sociale ont un fort potentiel pour décourager les traditions problématiques, telles que les mariages d’enfants, tout en stimulant les comportements positifs. Bien que la mise en œuvre de telles initiatives puisse être difficile, les programmes participatifs parrainés par les communautés elles-mêmes peuvent constituer un bon point d’entrée pour amorcer un changement de comportement.

Si rien ne prouve que le capital social dans les villages se soit détérioré à la suite de l’initiative ou que les villageois se soient moins aidés les uns les autres en dehors de la campagne de dons publics, la conception de normes sociales peut également entraîner des effets secondaires indésirables en manipulant les incitations à la construction d’une image sociale de diverses manières.

 

Simon Haenni
Postdoctoral researcher, University of Zurich
Guilherme Lichand
Assistant Professor, University of Zurich