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Discrimination positive : un outil politique puissant menacé d’un retour de bâton

7 min

by

Victoire Girard

La discrimination positive est un outil politique largement utilisé, qui permet de mieux faire entendre la voix des membres des groupes défavorisés et de leur offrir davantage d’opportunités au sein de la société. Mais, comme le rapporte cet article, le processus de changement des pratiques par le biais de cette discrimination positive peut également faire l’objet d’un retour de bâton temporaire, qui sape certains des progrès réalisés. Il est nécessaire de travailler à la conception de politiques d’action positive qui permettront de limiter le risque et la durée d’un tel contrecoup.

Plus de 100 pays ont instauré des quotas électoraux pour les femmes et/ou les groupes minoritaires, en faisant un outil politique très répandu pour accroître l’égalité. Mais si les quotas liés à l’identité sont l’outil le plus efficace que nous connaissions à l’heure actuelle, un corpus de recherches récent suggère que la mise en œuvre d’une telle discrimination positive peut provoquer un retour de bâton. La question de savoir si un retour de bâton a effectivement lieu est une question politique essentielle, car celui-ci réduirait l’efficacité de la discrimination positive.

L’Inde pratique la discrimination positive à grande échelle pour lutter contre les séquelles d’une discrimination généralisée fondée sur les castes. Elle met notamment en œuvre des quotas électoraux de castes pour la représentation politique aux élections locales des Panchayat. Les quotas électoraux locaux garantissent par la loi la représentation politique des membres des castes répertoriées, qui ont historiquement souffert d’une discrimination intense et ont été qualifiés d’« intouchables ». Les quotas varient selon les villages du sous-continent et, pour chaque élection dans chaque village, ils indiquent si le chef du village doit appartenir à une caste répertoriée.

La mise en œuvre des quotas dans les Panchayat a fait l’objet d’une certaine résistance dans un pays où la caste est encore une source de discrimination subjective. Un exemple tristement célèbre est celui du village de Melavalavu, dans le district de Madurai au Tamil Nadu, où, comme le rapporte Human Righs watch, « après l’élection d’un [membre d’une caste répertoriée] à la présidence du conseil de village, des membres d’un groupe de caste supérieure ont assassiné six [membres de castes répertoriées] en juin 1997, y compris le président du conseil élu, qu’ils ont décapité »

Les meurtres liés aux castes augmentent dans les États où les quotas de castes sont appliqués

Ma nouvelle étude fournit la première preuve à l’échelle nationale d’un contrecoup après une mesure de discrimination positive. J’y montre que l’introduction de quotas de castes dans les élections locales a entraîné une augmentation des meurtres liés à ces mêmes castes. Ces meurtres fournissent un instantané annuel unique de la violence visant spécifiquement les membres des castes répertoriées, car ils ne sont enregistrés comme tels que si la victime est membre d’une caste répertoriée et que l’auteur est membre d’une caste supérieure.

L’augmentation des meurtres est substantielle : les quotas de castes semblent augmenter les meurtres basés sur les castes de 30 %, ce qui représente environ 200 meurtres de membres des castes répertoriées en moyenne par an. Les quotas ont été introduits de manière échelonnée dans les différents États indiens, et les meurtres semblent augmenter immédiatement, dès la première année de mise en œuvre des quotas.

Ces résultats sont cohérents avec une réaction violente vis-à-vis des quotas. Ces derniers peuvent augmenter le nombre de crimes enregistrés par le biais de deux canaux fondamentalement différents : la perpétuation des meurtres (en raison du contrecoup) et la déclaration des meurtres (en raison de l’autonomisation). Dans un contexte où le contrecoup peut, par exemple, prendre la forme de policiers qui n’enregistrent pas certains crimes, la recherche considère l’évolution du nombre de meurtres enregistrés comme la statistique la plus fiable – notamment parce qu’un corps est difficile à cacher.

Mais les meurtres constituent également un événement extrême. Les opposants mécontents peuvent n’y avoir recours qu’en dernier ressort, car les normes sociales changent autour d’eux. Afin de déterminer si les meurtres reflètent un tel comportement extrémiste ou un changement des normes quotidiennes dans les interactions, j’ai recouru à des mesures d’enquête sur les pratiques quotidiennes de discrimination à l’égard des membres des castes répertoriées.

La pratique domestique de l’intouchabilité augmente lorsque le siège du chef de village est soumis à un quota de castes

De nouvelles données d’enquêtes auprès des ménages permettent de montrer que les quotas de castes aggravent également la pratique quotidienne de la discrimination fondée sur la caste. Lors du dernier cycle de l’Enquête sur le développement humain en Inde, 31 % des membres des castes supérieures interrogés dans les zones rurales ont répondu sans détour qu’ils pratiquaient l’intouchabilité. Il est frappant de constater que les ménages des castes supérieures augmentent leur pratique de l’intouchabilité en réaction aux quotas de castes.

D’autres réponses au niveau des ménages vont dans le sens d’un retour de bâton suite à l’instauration des quotas. Notamment, lorsque le siège du chef du conseil local est réservé à un membre des castes répertoriées par le biais d’un quota de caste, les membres des castes supérieures signalent davantage de conflits dans le village en général, et davantage de conflits de caste. De plus, l’augmentation des tensions dans les villages avec un quota de castes est spécifique aux tensions liées aux castes. Les quotas n’affectent pas le niveau général de criminalité ou d’insécurité signalé par les ménages.

Les tensions sont passagères

Fait important – et rassurant pour l’efficacité des politiques de discrimination positive – les résultats décrits ci-dessus semblent être passagers.

La lutte contre la discrimination nécessite un processus de changement de longue haleine. L’expérience des quotas électoraux fondés sur le genre suggère, par exemple, que l’exposition répétée est essentielle : les préjugés sexistes semblent diminuer de manière significative après au moins deux mandats électoraux avec des quotas de femmes. Les quotas augmentent également le nombre de femmes qui se présentent aux élections suivantes.

En examinant comment la durée d’application des quotas électoraux fondés sur les castes influe sur l’ampleur de la réaction négative à leur égard, mes recherches montrent que les effets s’estompent lentement avec le temps. Autrement dit, plus le quota est ancien, plus le nombre de meurtres liés à sa mise en œuvre est faible. De même, les quotas plus anciens sont moins susceptibles d’accroître la pratique de l’intouchabilité ou les conflits de castes, comme l’ont indiqué les personnes interrogées dans le cadre de l’enquête sur le développement humain en Inde.

Les tensions sont liées à la mise en œuvre des quotas plutôt qu’à la présence de politiciens issus des minorités

Les preuves montrent que c’est l’existence de la politique de quotas en elle-même qui entraîne une réaction violente, plutôt que les particularités de la mise en œuvre ou le type de politiques appliquées par les dirigeants des castes répertoriées. Bien que la nature non expérimentale des données rende difficile le démêlage de ces deux causes potentielles, trois observations sont notables :

  • Les meurtres se multiplient dès la première année électorale de la mise en place des quotas, ce qui est trop tôt pour que des changements politiques significatifs aient déjà eu lieu grâce à l’élection des dirigeants des castes répertoriées.
  • Une fois les quotas installés, les changements dans la taille de l’échantillon n’affectent pas le nombre de crimes.
  • Tous les résultats des données relatives aux ménages sont liés aux seuls quotas de castes, tandis que les élections des dirigeants des castes répertoriées ne montrent aucun lien avec les tensions inter-castes.

Faire le point et avancer

Les quotas électoraux ont amélioré la situation générale des membres des minorités dans de nombreux domaines clés, comme par exemple un meilleur accès aux biens publics, une plus grande autonomie et des aspirations plus élevées, et une réduction des formes publiques de discrimination quotidienne. En outre, la politique de quotas locaux dont il est question ici a eu un réel effet d’autonomisation lorsqu’elle a été mise en œuvre en fonction du genre et non de la caste – et elle n’a pas entraîné une augmentation des meurtres de femmes. Enfin, les politiques non identitaires sont beaucoup moins efficaces pour accroître la diversité que les quotas fondés sur l’identité.

Un aspect relativement peu exploré des conséquences des quotas, qui va de pair avec leurs avantages tangibles, est le risque de contrecoup. Je montre que l’application transparente des politiques de discrimination positive peut, paradoxalement, rendre plus saillante la démarcation identitaire qu’elle espère effacer. Mais les résultats indiquent également que le retour de bâton est un phénomène passager : il est maximal au moment de la mise en œuvre de la politique et s’atténue lentement avec le temps.

 

Victoire Girard
researcher, NOVAFRICA