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Croître aux dépens de la corruption : données probantes provenant du Vietnam

6 min

by

Seema Jayachandran

La corruption est un obstacle majeur à la croissance et au développement. En effet, elle entraîne l’augmentation des coûts et des risques liés aux activités des entreprises et décourage l’investissement. Cet article examine la relation de causalité opposée : l’impact de la croissance sur la corruption. Les preuves théoriques et empiriques montrent que la croissance économique peut entraîner la réduction de la corruption. De plus, les politiques qui soutiennent la croissance et la mobilité des entreprises sont déterminantes dans la lutte contre la corruption.

La lutte contre la corruption fait partie des principales préoccupations politiques des spécialistes du développement à travers le monde. Dans son discours prononcé en 1996 sur « le cancer de la corruption », le président de la Banque mondiale, James Wolfensohn, a présenté un mécanisme théorique qui relie la corruption et la pauvreté :

« La corruption détourne les ressources, des pauvres vers les riches, augmente le coût d’exploitation des entreprises, fausse les dépenses publiques et décourage les investisseurs étrangers… elle constitue un obstacle majeur à un développement sain et équitable ».

En effet, indépendamment du fait que les analystes utilisent les données sur les perceptions de la corruption, collectées par Transparency International et la Banque mondiale, ou les données sur les paiements de pots-de-vin signalés dans les enquêtes réalisées auprès des ménages et des entreprises, il existe une forte corrélation négative entre le revenu par habitant d’un pays et le niveau de corruption.

L’explication traditionnelle de cette relation est la théorie présentée par Wolfensohn : la corruption accroît les coûts et les risques liés aux activités des entreprises, ce qui décourage l’investissement et réduit la croissance qui aurait pu permettre de sortir les citoyens de la pauvreté.

Toutefois, il existe une possibilité alternative qui reçoit moins d’attention des chercheurs et spécialistes en matière de développement. La relation étroite entre le revenu et la croissance pourrait résulter de la relation causale exactement opposée : les pays pourraient croître aux dépens de la corruption. Avec le temps, la croissance économique réduit à la fois les incitations qui poussent les responsables gouvernementaux à soutirer des pots-de-vin et la volonté des entreprises de les payer.

Certains chercheurs des pays développés ont examiné cette possibilité sous l’angle d’une théorie du « cycle de vie » selon laquelle la corruption atteint des sommets pendant les premières étapes du développement et chute au fur et à mesure que les pays s’industrialisent. Toutefois, peu d’études ont été menées pour tester ce lien empirique de la croissance à la corruption, ou pour préciser les mécanismes spécifiques qui pourraient le générer.

C’est ce que mes co-auteurs Jie Bai, Edmund Malesky et Benjamin Olken, et moi faisons dans une étude récente. En analysant les données d’enquêtes collectées auprès de plus de 10 000 entreprises au Vietnam, sur une période de cinq ans, nous montrons à travers des preuves que la croissance des entreprises a entraîné la réduction des montants de la corruption – de façon spécifique, le taux de pots-de-vin ou les parts des revenus des sociétés qui sont prélevées par les responsables publics à travers les pots-de-vin. Nous expliquons également pourquoi la montée en force et en rentabilité des entreprises réduit le taux de pots-de-vin.

Les économistes ont depuis longtemps observé que la corruption afflige avec plus d’acuité les marchés dans les pays en développement, où les entreprises sont plus petites, que dans les pays plus riches. Même au sein d’un même pays, les petites entreprises payent un taux de pot-de-vin plus élevé en moyenne. Cependant, étant donné que les taux plus faibles de pot-de-vin pourraient également permettre aux entreprises de croître plus rapidement, les travaux de recherche précédents n’ont pour l’essentiel pas été en mesure de dissocier les causes et les conséquences.

Nos données nous ont permis d’estimer comment les taux de corruption au niveau de la province répondent au taux de croissance local – et nous avons constaté qu’un doublement des emplois dans un secteur entraîne une réduction de 35 % du niveau de corruption au sein dudit secteur. Cela s’explique par le fait que les entreprises dans ce secteur sont plus attractives et plus importantes à conserver pour un gouvernement local. Les responsables craignent que s’ils demandent trop, les entreprises « superstar » se délocaliseront ; par conséquent, on note une réduction dans les demandes de pots-de-vin adressées à ces entreprises.

Ces conclusions soutiennent la décision prise par les autorités vietnamiennes dans les années 1990 de décentraliser les interactions entre les entreprises et le gouvernement vers les provinces, et d’encourager les provinces à entrer en compétition pour établir le meilleur environnement possible pour les entreprises.

En effet, la source de données que nous utilisons s’appelle le « Provincial Competitiveness Index », ou « indice de compétitivité provinciale », étant donné que l’une de ses autres utilisations est de classer les provinces selon leur attractivité pour les entreprises. Comme les entreprises ont accès et prennent des décisions à partir de ces informations, les gouvernements provinciaux sont incités à mettre de l’ordre dans leurs affaires afin de grimper dans le classement.

La dynamique expliquée ci-dessus exige que les entreprises aient une menace crédible pour délocaliser si les autorités publiques demandent trop de pots-de-vin. Nous présentons une série d’analyses fines qui prouvent que c’est effectivement le cas.

Premièrement, nous concluons que la croissance des entreprises entraîne la réduction des taux de corruption plus efficacement chez les entreprises qui détiennent des titres fonciers que chez celles qui n’en possèdent pas. Avoir un titre foncier réduit le coût de la délocalisation puisque l’entreprise a le droit de vendre le terrain d’où elle déménage; sans certificat, elle perdrait la valeur du terrain.

Deuxièmement, la croissance réduit davantage les niveaux de corruption parmi les entreprises qui opèrent dans plusieurs provinces. Cela s’explique probablement par le fait qu’il est moins coûteux de réduire les opérations dans une province et de les accroître dans une autre, que de créer une nouvelle agence provinciale.

Prises globalement, ces données donnent une forte crédibilité à la proposition selon laquelle des politiques qui encouragent la croissance et la mobilité des entreprises peuvent offrir la possibilité d’éradiquer la corruption. Même si notre étude porte sur le Vietnam et que l’environnement commercial de chaque pays est unique, les conclusions peuvent s’appliquer à d’autres pays dans lesquels les gouvernements locaux jouent un rôle de premier plan dans l’interface avec les entreprises, notamment la Chine.

 

Seema Jayachandran
Development Economist