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Investir dans les tribunaux pour renforcer les pouvoirs de l’État en matière de développement

7 min

by

Manaswini Rao

Alors que la liste d’outils standards pour progresser dans la réalisation des objectifs sociaux et économiques comprend les politiques élaborées par l’exécutif et les lois adoptées par le corps législatif, le rôle du pouvoir judiciaire est relativement peu pris en compte. Cet article met en évidence la relation entre le système judiciaire et les résultats du développement, en examinant les conclusions des recherches et en présentant des pistes pour investir dans les tribunaux afin de renforcer les capacités de l’État en matière de développement.

Les tribunaux ont souvent joué un rôle central lors de points d’inflexion critiques dans la trajectoire de toute démocratie en interprétant la constitution, les lois et les politiques en fonction de l’évolution des contextes sociaux, économiques et politiques. Bien que cela puisse mettre les tribunaux en désaccord avec ceux qui siègent à ce moment-là au gouvernement, un pouvoir judiciaire fort confère une légitimité aux institutions de l’État sur le long terme.

De nombreux jugements de la Cour suprême et de la Haute Cour façonnent le fonctionnement d’une économie en venant compléter les lois et les politiques. Par exemple, la décision de la Cour suprême indienne dans l’affaire Azad Rickshaw Pullers Union v. Punjab, en 1980, a permis d’éviter le chômage de nombreux conducteurs de pousse-pousse à faible revenu qui, en application d’une nouvelle loi de l’État, devaient posséder un pousse-pousse au lieu de le louer, comme c’était le cas jusqu’à lors, afin d’obtenir un permis de conduire.

La décision a instauré un nouveau système pour transformer les locataires de pousse-pousse en propriétaires en leur facilitant l’accès aux prêts bancaires. Cela permettait de résoudre la question de l’emploi et de préserver l’objectif de la loi, qui était d’empêcher les pratiques d’exploitation sur le marché locatif existant.

Outre l’importance de ces jugements des cours suprêmes et des hautes cours, qui créent des précédents que d’autres juridictions inférieures peuvent suivre, le fonctionnement des tribunaux de première instance ordinaires au niveau infranational est important pour le fonctionnement quotidien de la société.

Par exemple, les litiges relatifs à la propriété foncière et au recouvrement de dettes constituent l’essentiel des litiges civils à ce niveau. La résolution rapide de ces litiges favorise la confiance dans les contrats et protège les droits de propriété.

Les préoccupations relatives à la capacité des tribunaux de première instance ne sont pas seulement justifiées dans les économies en développement, mais aussi dans les pays de l’OCDE tels que l’Italie et la Grèce, où la situation des arriérés dans les tribunaux et le délai de résolution des procès présentent une tendance inquiétante par rapport au PIB par habitant (voir figure 1). Mais peu de recherches empiriques ont été menées à ce sujet, dans le but d’identifier les facteurs qui entravent la capacité des tribunaux de première instance et les retours sur investissements qui découleraient de l’amélioration des capacités à informer les politiques.

 

Figure 1 : Corrélation entre le PIB par habitant et le temps de résolution dans les tribunaux de première instance

Les premières recherches dans ce domaine portent sur les institutions judiciaires historiques pour expliquer l’efficacité des tribunaux modernes à l’aide de données globales. Ces travaux mettent en évidence le rôle joué par le formalisme procédural inspiré par la question suivante : qui, de la common law anglaise ou du droit civil français a servi de base historique à la pratique moderne ?

Des recherches ultérieures, dont les miennes, ont démontré que l’encombrement des tribunaux, sous la forme de l’accumulation des litiges, affecte considérablement les résultats du développement à travers les marchés du crédit, la performance des entreprises et les liens de la chaîne d’approvisionnement.

L’encombrement des tribunaux et les retards subséquents dans la résolution des procès peuvent être dus à plusieurs facteurs. Tout d’abord, les tribunaux de première instance tranchent des litiges portant sur de multiples questions, allant des litiges fonciers au recouvrement de dettes en passant par les demandes de divorce.

Une solution pourrait être de recourir à des tribunaux spécialisés, tels que les tribunaux de recouvrement des dettes ou de faillite. De fait, une étude révèle que ces tribunaux spécialisés dans le recouvrement des dettes contribuent à accélérer le remboursement des prêts bancaires en Inde. Cela améliore par la suite les résultats du marché du crédit en termes de circulation des prêts à des taux d’intérêt plus bas.

Deuxièmement, l’encombrement peut être dû à un manque de personnel et/ou à l’étendue variable de la juridiction territoriale. Une étude réalisée au Brésil montre que les tribunaux de district ayant compétence sur un plus grand nombre de municipalités sont plus sévèrement encombrés, ce qui affecte leur capacité à appliquer les réformes concernant les faillites.

Une cause plus fréquente de congestion est la vacance des postes de juge, omniprésente dans de nombreux pays en développement. Une de mes études se fonde sur la nature quasi-aléatoire de ces vacances survenant au fil du temps dans les tribunaux de district en Inde pour établir un lien de cause à effet avec la rapidité du traitement des arriérés. La figure 2 montre ce lien, ce qui implique que la réduction du nombre de postes de juges vacants a un effet immédiat et persistant sur l’augmentation du taux de résolution des arriérés.

Les vacances de postes de juge pendant le cycle de vie d’un litige affectent davantage les plaignants que les accusés. Il est probable que cela ait des conséquences sur la répartition des postes, en particulier lorsque les plaignants ont tendance à avoir moins d’actifs que les défendeurs, comme le montre la figure 3.

En outre, comme le montre la figure 4, ces contraintes de capacité en matière de personnel judiciaire affectent également l’application des réformes ultérieures sur les faillites en Inde (à l’instar du contexte brésilien), ce qui à son tour affecte la mauvaise répartition possible du crédit dans ces juridictions.

 

Figure 2 : Relation entre la qualité des juges et le taux de résolution des procès

 

Figure 3 : Les entreprises ayant les actifs les plus faibles sont plus susceptibles de recourir aux tribunaux de première instance pour la justice en tant que plaignant, tandis que les répondants sont plus susceptibles d’être des entreprises plus riches.

 

Figure 4 : Le graphique de gauche montre une réduction des prêts aux emprunteurs défaillants et le graphique de droite montre qu’en plus de la réduction des prêts aux emprunteurs défaillants, les prêts aux bons emprunteurs augmentent dans les districts ayant une meilleure capacité de jugement.

Troisièmement, des pratiques efficaces de gestion du flux d’affaires visant à optimiser le cycle de vie des litiges peuvent réduire la congestion. Dans le contexte des tribunaux civils et commerciaux de Dakar, au Sénégal, les recherches montrent que la mise en place de calendriers stricts pour les différentes étapes des processus de litige réduit considérablement le temps de résolution.

Mais avec le temps, ces effets des politiques de l’offre peuvent être de courte durée si la demande de contentieux répond à une augmentation de la capacité sur le long terme. Une étude récente révèle que les plaignants sont trop confiants quant à leurs chances de victoire dans le contexte des tribunaux du travail mexicains, et qu’ils continuent à déposer des plaintes au lieu d’opter pour des règlements amiables. Les chercheurs montrent que ce comportement peut être rectifié de manière significative moyennant des informations adéquates au moment du dépôt de la plainte.

Alors que les obstacles de nature réglementaire ont retenu l’attention en tant que barrières à la croissance économique dans les classements Doing Business et d’autres initiatives, les questions de capacité des États en termes de système judiciaire ont généralement échappé à notre vigilance. Elles doivent être considérées comme prioritaires dans le cadre du programme de réforme politique.

Même sans engager d’importantes dépenses publiques pour faire face aux contraintes du système judiciaire, de simples réformes telles que la fixation des postes vacants, l’attraction de candidats de grande qualité et la réduction des incitations pour les plaideurs à retarder les affaires pourraient être des investissements peu coûteux mais à haut rendement.

L’état actuel de la recherche dans ce domaine ne fait qu’effleurer la surface. Nous avons besoin de beaucoup plus de preuves empiriques et de partenariats de recherche politique examinant le système judiciaire pour produire des connaissances généralisables du type de celles qui ont été produites pour le développement dans les domaines de l’éducation et de la santé.

 

Manaswini Rao
Postdoctoral Scholar, University of California at San Diego