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Pourquoi promouvoir l’assurance sociale universelle en Amérique latine ?

5 min

by

Santiago Levy

En Amérique latine, l’accès à une assurance sociale décente dépend essentiellement du statut des travailleurs sur le marché du travail. En effet, les travailleurs du secteur formel ont un régime différent de ceux du secteur informel. Cet article explique en quoi cette distinction des régimes de protection sociale constitue une mauvaise politique économique et sociale. L’auteur appelle à la mise en place d’un système d’assurance sociale universelle. Ce nouveau système pourrait non seulement être un facteur crucial d’inclusion sociale, mais pourrait également faciliter le développement des sociétés, stimuler les investissements dans la formation et entrainer la création d’opportunités professionnelles plus bénéfiques pour tous et toutes.

Dans le cadre de la lutte contre les inégalités et la pauvreté, la protection sociale joue un rôle fondamental à travers deux logiques distinctes : l’assurance sociale pour fournir une assurance maladie et une retraite aux travailleurs, et l’assistance sociale pour augmenter les revenus des plus démunis.

En adoptant le modèle bismarckien de l’assurance sociale, aussi appelé assurance sociale contributive, l’Amérique latine a limité la couverture aux seuls travailleurs du secteur formel (c’est-à-dire à ceux qui possèdent un emploi salarié au sein d’une société en règle). Par la suite, l’Amérique latine a créé un système d’assurance sociale distinct pour offrir une couverture aux travailleurs du secteur informel (autoentrepreneurs, travailleurs dans une entreprise familiale ou salariés au sein d’une société en infraction avec la loi), aussi appelé assurance sociale non contributive. De ce fait, l’accès à une assurance sociale décente dépend du statut du travailleur sur le marché du travail.

L’association de ces deux régimes, assurance sociale contributive et assurance sociale non contributive, constitue une mauvaise politique économique et sociale, et ce pour deux raisons. En premier lieu, au cours de leurs vies, les travailleurs alternent régulièrement entre emploi formel et informel, ce qui implique qu’ils bénéficient parfois de l’assurance sociale contributive et parfois de l’assurance sociale non contributive. Le problème réside dans le fait que la couverture maladie et la retraite de l’assurance sociale contributive sont supérieures à celles de l’assurance sociale non contributive.

En second lieu, de manière générale, les travailleurs estiment que les prestations de l’assurance sociale contributive (payées par prélèvement sur salaire) ne sont pas à la hauteur de leurs cotisations. L’assurance sociale contributive est donc perçue comme une taxe sur le salariat, que les sociétés et les travailleurs tentent de ne pas payer. Afin d’éviter les contrôles et d’éventuelles sanctions financières, les sociétés préfèrent limiter leur croissance et par conséquent leur productivité.

À titre d’exemple, au Mexique, où 57 % de la population active occupe un emploi informel, l’entreprise type est une petite entreprise familiale dont les membres ne perçoivent aucun salaire contractuel. Si l’entreprise fait florès, la famille peut décider d’embaucher des personnes externes, mais cela se traduit par une augmentation des risques et des coûts. En affiliant ses employés à l’assurance sociale contributive, l’entreprise voit ses coûts salariaux augmenter d’au moins 30 %. De plus, si l’activité de l’entreprise s’effondre, la loi dispose qu’un travailleur salarié ne peut être licencié sans motif « réel et sérieux ».

Les pays d’Amérique latine ont commencé à offrir une assurance sociale non contributive aux travailleurs du secteur informel à la suite de ce que les économistes appellent la « décennie perdue » des années 1980. Durant cette période, près de 80 % des pays d’Amérique latine et des Caraïbes ont vu leur PIB diminuer.

Sur le plan social, les programmes d’assurance sociale non contributive sont positifs, car les bénéficiaires ne disposeraient autrement d’aucune couverture sociale. Or sur le plan économique, les programmes d’assurance sociale non contributive subventionnent le travail informel. En effet, les travailleurs du secteur informel perçoivent des prestations pour lesquelles ni le bénéficiaire ni son « employeur » ne cotisent. Ces programmes subventionnent également l’évasion fiscale, dans la mesure où des travailleurs en situation irrégulière bénéficient fréquemment des prestations de l’assurance sociale non contributive.

En raison de la mise en place de ce système associant assurance sociale contributive et assurance sociale non contributive, trop de ressources sont déplacées vers le secteur informel. Ainsi, la subvention à l’emploi informel entraine une augmentation des taxes sur l’emploi formel. Ce système est en partie responsable de l’ampleur du secteur informel en Amérique latine.

En effet, l’ampleur du secteur informel en Amérique latine met en exergue l’échec des politiques publiques. Afin de lutter contre le travail informel, les États d’Amérique latine doivent se tourner vers un système d’assurance sociale universelle. Les risques communs à l’ensemble des travailleurs doivent être financés par une seule et même source de revenus. Par ailleurs, l’accès à une assurance sociale qualitative ne doit pas être fonction du statut du travailleur sur le marché du travail. Avec ce nouveau modèle, l’ensemble des individus bénéficieraient d’une protection sociale. Pour cela, les décideurs doivent trouver des sources de revenus qui ne reposent pas sur l’imposition des salaires, ce qui représente un véritable défi fiscal.

Afin de favoriser l’inclusion sociale, il est primordial de passer du système actuel, associant assurance sociale contributive et assurance sociale non contributive, à un système d’assurance sociale universelle. Ce nouveau modèle permettra également de promouvoir le développement des sociétés, de stimuler les investissements dans la formation et entrainera la création d’opportunités professionnelles plus bénéfiques pour tous et toutes. Les décideurs doivent prendre leurs responsabilités et entrainer l’Amérique latine dans une nouvelle ère de transformation.

 

Santiago Levy
Non-resident Senior Fellow at The Brookings Institution