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Utiliser les connaissances locales pour cibler les aides aux ménages les plus pauvres

6 min

by

Carly Trachtman

Comment les décideurs politiques peuvent-ils identifier les ménages les plus pauvres afin qu’ils prennent part à des programmes de transferts de fonds ciblés pour budgets limités ? Cet article étudie l’idée d’un bien-être indépendant de la consommation brute grâce à l’exploitation des connaissances communautaires, tout en permettant à la collectivité de participer à la mise en œuvre locale de la politique de développement.

Un débat incessant entre les chercheurs et les acteurs politiques du développement porte sur la meilleure façon d’identifier les ménages les plus pauvres afin qu’ils prennent part à des programmes de transferts sociaux ciblés avec des budgets limités. Cette tâche peut être difficile dans les pays à faible revenu parce que de nombreux ménages sont pauvres, que les revenus provenant de l’agriculture ou du secteur informel sont souvent mal documentés et que de nombreux ménages ne participent pas du tout au secteur financier formel.

Compte tenu de ces difficultés, une solution traditionnelle a consisté à mener des enquêtes très détaillées sur les dépenses, enquêtes lors desquelles les familles sont invitées à étudier attentivement leur consommation et à tenir le compte de tout ce qu’elles ont dépensé au cours d’une période donnée. L’hypothèse étant que ceux qui déclarent la consommation par habitant la plus faible sont les plus pauvres. Pourtant, cette méthode peut être très longue, complexe et coûteuse à mettre en œuvre, surtout lorsque le nombre de ménages à interroger est élevé.

En réponse à cette situation, des méthodes de ciblage plus rentables ont été mises au point. Deux des méthodes les plus couramment utilisées sont le « contrôle des biens » et le « ciblage communautaire ».

Dans le premier cas, les décideurs politiques utilisent les données existantes pour créer une formule basée sur les caractéristiques des ménages les plus facilement observables (telles que la démographie et la possession d’actifs) afin de prévoir la consommation totale. Ensuite, il leur suffit de rassembler ces caractéristiques et d’utiliser leur formule de contrôle des biens.

Le ciblage communautaire, d’autre part, est une méthode participative dans laquelle il est demandé à plusieurs membres d’une communauté de se réunir et d’identifier ensemble les ménages les plus pauvres. L’idée est qu’entre voisins, on récolte les informations à un coût moindre que celui d’un programme plus centralisé.

Si un décideur politique voulait lancer un nouveau programme social avec un budget limité, devrait-il opter pour un contrôle des biens ou un ciblage communautaire ? S’il veut cibler uniquement les ménages dont le niveau de consommation par habitant est le plus faible, des recherches (notamment une étude portant sur 640 villages en Indonésie) montrent que la première approche est plus efficace que la seconde.

Cette méthode est également plus performante que les méthodes hybrides qui utilisent généralement le ciblage communautaire pour identifier les ménages pauvres, avant de vérifier le statut de pauvreté de ces ménages à l’aide d’une formule de contrôle des biens. Il est important de noter qu’aucune de ces deux méthodes n’est en mesure de produire un classement de bien-être comme le font les enquêtes sur les dépenses : la corrélation entre les classements de l’enquête sur les dépenses et les classements du contrôle des biens et du ciblage communautaire est d’environ 0,5 et 0,4 respectivement.

D’une certaine manière, cela ne devrait pas être surprenant, car les formules de calcul des ressources par contrôle des biens ont pour objectif explicite de prédire la consommation par habitant, alors que les membres de la communauté dans le cadre du ciblage communautaire sont chargés d’identifier les ménages « pauvres ».

Outre la consommation par habitant, il existe certainement d’autres aspects de la pauvreté que les membres de la communauté doivent prendre en compte. Si nous leur demandions explicitement d’identifier les ménages ayant les plus faibles niveaux de consommation, seraient-ils en mesure de le faire ? Mon travail actuel en Indonésie vise à répondre à cette question, mais pour l’instant, les chercheurs n’ont pas de réponse.

Pourtant, les méthodes de ciblage communautaire peuvent à terme donner des résultats similaires, voire meilleurs, lorsqu’elles sont basées sur des mesures de bien-être qui ne sont pas liées à la consommation. Il n’y a pas nécessairement de raison théorique majeure justifiant l’utilisation de la consommation totale par habitant comme mesure préférentielle de la pauvreté.

Les économistes pensent que le bien-être s’explique mieux par une notion d’« utilité »,  donc l’intérêt ou la satisfaction que les individus tirent de leur consommation. Par exemple, les niveaux d’utilité varient en fonction des différents types de biens, et les gens peuvent choisir d’acheter ces différents types de biens en fonction de leur revenu total. La simple addition de toutes les dépenses pour obtenir la « consommation totale » ne tient pas compte de cette variation importante basée sur la composition du panier de consommation.

À la place, nous pourrions vouloir accorder des transferts aux ménages qui connaîtront l’augmentation marginale d’utilité la plus importante grâce à lui. Dans mon étude de 2020, j’utilise une méthodologie pour calculer une mesure de l’utilité marginale appliquée aux données d’une précédente étude sur l’Indonésie.  Le résultat est que cette mesure peut expliquer en partie pourquoi le ciblage communautaire classe certains ménages comme pauvres, après contrôle de son niveau de consommation. En outre, je constate que le ciblage communautaire et les méthodes hybrides ont des résultats similaires ou supérieurs à ceux des méthodes de contrôle des biens pour le ciblage basé sur cette mesure d’utilité marginale estimée.

Au-delà du ciblage de la qualité, le ciblage communautaire peut être privilégié par rapport au contrôle des biens, car il permet aux communautés de jouer un rôle actif dans la mise en œuvre des politiques locales. Elles peuvent choisir les ménages sur la base d’une définition de la pauvreté qui a du sens dans leur contexte local, voire même de choisir certains ménages afin d’atteindre d’autres objectifs, stimulant l’économie locale dans son ensemble.

En effet, les recherches en Indonésie montrent que le ciblage communautaire conduit à une plus grande satisfaction quant à ses résultats, par rapport au ciblage basé sur le contrôle des biens.

Une mise en garde importante s’impose : nous devons nous assurer que le ciblage communautaire n’entraîne pas une allocation « injuste » des transferts. Cela peut se produire, par exemple, si des personnes occupant des postes de pouvoir au niveau local ont des motifs politiques de faire bénéficier leurs amis ou clients des avantages du programme.

Les preuves que cela se produit et qu’il y a effectivement un biais dans le processus de ciblage sont mitigées. Par exemple, l’Indonésie a démontré que l’accaparement des ressources par les élites avait un impact de distorsion relativement faible, et le Malawi a établi que le phénomène existe mais qu’il n’affecte pas la précision du ciblage. Toutefois, les décideurs politiques doivent être conscients de cette possibilité lorsqu’ils mettent en œuvre des systèmes de ciblage communautaire.

Dans l’ensemble, l’exploitation des connaissances communautaires peut aider les décideurs politiques à saisir une notion plus globale du bien-être qui va au-delà de la consommation brute, tout en permettant à la communauté d’avoir son mot à dire dans la mise en œuvre de la politique de développement au niveau local.

 

Carly Trachtman
PhD candidate, University of California, Berkeley